REFORME MACRON du CODE du TRAVAIL : vers l’accord d’entreprise primant sur la loi ?

…(extrait) Négocier sous la menace du licenciement

Interrogé en 2012 par La Tribune, Denis Kessler (patron des patrons du MEDEF) n’a pas bougé d’un iota depuis 1999 : « L’ordre public social, fixant les droits fondamentaux, doit être défini au niveau européen. Et tout le reste doit relever principalement des accords d’entreprise. Même la branche n’est plus un échelon aussi pertinent que dans le passé. » Denis Kessler l’a demandé, le gouvernement et la ministre du Travail Myriam El Khomri ont obtempéré. L’article 2 de la loi Travail présente la négociation en entreprise comme la forme la plus démocratique d’élaboration de la norme sociale. « Mais quelle valeur donner au consentement lorsqu’il est obtenu sous la menace du licenciement ? », s’interroge-t-on à la Fondation Copernic [2], qui regroupe syndicalistes et chercheurs de gauche (lire aussi : Temps de travail, salaires, licenciements, dumping social, santé : tout ce que la loi va changer pour les salariés)

Le cadre européen est-il aussi pertinent que le décrit Denis Kessler ? Cela dépend pour qui. En visite à Paris le 31 mars 2016, Valdis Dombrovskis, vice-président de la Commission européenne, a qualifié la loi El Khomri d’initiative « destinée à répondre aux rigidités du marché du travail ». La loi est une réponse aux demandes de la Commission pour laquelle chômage et crise économique sont dus aux rigidités structurelles de l’économie française, notamment aux difficultés de licencier des salariés. Joli paradoxe (lire aussi : Loi travail : « Dire que c’est en facilitant les licenciements qu’on crée des emplois est ahurissant »).

Renflouer les actionnaires

Avec la promesse de « fluidifier » le marché du travail, la loi Travail bénéficiera-t-elle d’abord aux 5,4 millions de chômeurs en leur permettant de retrouver plus facilement un emploi ? Pour l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, le véritable mobile de la loi Travail consiste à maintenir constant, quelle que soit la conjoncture économique, le taux de marge des entreprises, c’est-à-dire leur pourcentage de gain. Après la crise de 2008, ce taux a perdu 3 points, soit environ 60 milliards d’euros. Comment récupérer ces milliards alors que le carnet de commande des entreprises peine à se remplir ? Par la baisse des cotisations sociales, qui a pris la forme du CICE (20 milliards en année pleine) et du pacte de responsabilité (20 milliards en 2017). La loi Travail amène un nouveau levier : diminuer le coût des indemnités en cas de licenciement. L’affaiblissement de la négociation syndicale et du Code du travail, qui permettait jusque-là d’avoir des normes nationales et valables pour toutes les entreprises, répond à des objectifs très pragmatiques lorsqu’on est actionnaire. Chaque entreprise pourra, à terme, fixer ses propres normes.

Liêm Hoang-Ngoc avance un second mobile, mais ce dernier reste pour le moment tabou : la réforme du CDI, jugé trop onéreux et peu sécurisant lorsque les entreprises souhaitent licencier. « La sécurité juridique est une valeur essentielle pour les juristes, pour l’État de droit et plus généralement pour tout système juridique démocratique », rappelle la note de la Fondation Copernic. Cette sécurité juridique exige un droit intelligible aux marges d’interprétation réduites et aux effets prévisibles, afin que les justiciables puissent se projeter dans l’avenir et connaître les conséquences juridiques de leurs actes. « Ce n’est toutefois pas dans ce sens que la sécurité juridique est aujourd’hui mobilisée. L’expression sert à revendiquer la réduction voire la suppression du risque pour les employeurs d’être juridiquement sanctionnés. » Le Sénat vient d’ailleurs d’ajouter à la loi Travail un nouvel amendement : la création d’un « contrat de mission », d’une durée de 18 mois à quatre ans, encore plus souple pour l’employeur qu’un CDD.

Le 22 février 2016, ils étaient trois à visiter au pas de course l’usine de fabrication de nylon de Chalampé, non loin de Mulhouse : Manuel Valls, Emmanuel Macron et Myriam El Khomri. « Il faut bouger, martèle le Premier ministre. Il y en a qui sont encore au XIXe siècle, moi, et les membres du gouvernement ici présents, nous sommes dans le XXIe siècle et nous savons qu’économie et progrès social vont de pair. »

Qu’est-ce que le Code du travail du XXIe siècle ?

Simple querelle entre les anciens et les modernes ? Mais qu’est-ce qu’un Code du travail du XXIe siècle ? Si les rapports Combrexelle et Badinter ont largement été évoqués, un autre document est depuis tombé aux oubliettes : celui rédigé par Bruno Mettling, directeur des ressources humaines de l’opérateur Orange, remis à Myriam El Khomri, fraichement nommée à la tête du ministère du Travail. La lettre de mission, signée par son prédécesseur François Rebsamen, est claire : « La révolution numérique de l’économie est engagée. Ses conséquences sur les métiers, les compétences, les organisations du travail, les relations de travail, le management ou le dialogue social sont réelles et croissantes. […] Il est temps de réfléchir à d’autres organisations du travail et régulations (sur les messageries, les temps de travail, le télétravail, la manière de dérouler sa carrière et de circuler entre les entreprises). »

Un Code du travail du XXIe siècle serait donc un code qui intègre la révolution numérique dans l’organisation du travail… Que cela signifie-t-il concrètement ? En remettant en cause le temps de travail et le temps de repos dans les métiers du numérique, le rapport du DRH d’Orange en livre un aperçu et suscite la polémique. « La charge de travail ne se mesure plus seulement par le temps de travail », déclare-t-il au site Rue 89. Avant d’ajouter : « Ce que nous ont dit les acteurs du numérique, c’est que quand on est “charrette” sur un projet qu’on termine tard le soir, il peut être nécessaire d’être là le lendemain matin pour son déploiement. Donc les 11 heures ne sont pas toujours respectées. » Certes. Mais cela devra-t-il s’appliquer à tous les métiers ?

Extension du modèle de l’industrie numérique

L’économiste Philippe Askenazy a largement décrit les conséquence de la révolution numérique sur les secteurs industriels « classiques » dans son ouvrage Les décennies Aveugles, emploi et croissance, 1970-2010 [3]. Les innovations technologiques – smartphone, Big Data, réseaux sociaux, applications – nécessitent un vivier de travailleurs diplômés dont ont besoin les entreprises du numérique. Les technologies et les organisations qui y sont associées exigent la flexibilité tant du travail que de l’emploi. Ce modèle n’est pas l’apanage des « start-up » numériques. Il tente de se déployer dans l’ensemble du monde du travail.

« On observe de manière récurrente certaines pratiques clefs et complémentaires de travail : le travail en équipe autonome, la rotation de poste, les démarches de qualité totale ou le juste-à-temps. Le cœur du principe du juste-à-temps, est que la production est enclenchée par les commandes auxquelles il faut répondre rapidement. Une conséquence espérée est une plus grande réactivité et des niveaux de stocks réduits », décrit Philippe Askenazy. Parallèlement, la recherche de flexibilité impose à la fois une intensification du travail et un volant accru de main d’œuvre précaire, en intérim ou en contrat court, ainsi qu’un usage intensif de la sous-traitance sur site.

Les plus faibles seront les plus flexibles

Cette mécanique propre du productivisme réactif a été accentuée partout par des politiques limitant les « rigidités » du marché du travail, analyse l’économiste. La logique de ces politiques est justement que le droit du travail ne doit pas être un obstacle à un processus d’innovation et de création de richesse. « De ce point de vue, la politique en tant qu’exercice du pouvoir n’est rien d’autre que la forme sous laquelle la guerre des classes est inlassablement menée par l’oligarchie politico-financière », affirment Pierre Dardot et Christian Laval. Cette guerre vise à transformer, parfois à détruire, les institutions sociales qui assuraient une relative autonomie individuelle, familiale et plus largement collective vis-à-vis du marché du travail et de la subordination au capital.

À l’heure actuelle, un salarié sur cinq ignore à quel moment il travaillera le mois suivant. Un pourcentage en hausse. Mais pas chez qui l’on croit : le nombre de cadres qui ne peuvent plus prévoir leurs horaires d’un mois sur l’autre diminue. « Ceux qui sont de plus en plus flexibles ce sont les ouvriers qualifiés et les employés du commerce et des services », décrit le juriste Emmanuel Dockès. Ce ne sont donc pas les plus forts – les mieux payés, disposant plus facilement d’un réseau en cas de recherche d’emplois – qui sont les plus flexibles mais les plus faibles. Loin de se cantonner au monde du travail, cette flexibilité débridée a des impacts sur la société toute entière. Elle a des conséquences sur le temps consacré à la vie personnelle, familiale, militante, associative… Des activités qui ont besoin de prévisibilité et qui sont extrêmement précieuses pour la société dans son ensemble. Seront-elles les victimes de ce nouvel ordre social qui se construit sous nos yeux ?

Nadia Djabali

Notes

[1] Leur dernier ouvrage : Ce cauchemar qui n’en finit pas (La Découverte).

[2] Le Code du travail en sursis ? Josepha Dirringer, Emmanuel Dockès, Guillaume Etiévant, Patrick Le Moal, Marc Mangenot, Collection Les Notes et Documents de la Fondation Copernic, Syllepse, octobre 2015.

[3] Les décennies Aveugles, emploi et croissance, 1970-2010, Philippe Askenazy, Le Seuil, 2011.

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Extrait de  :

Pourquoi la loi Travail et les interdictions de manifester révèlent une radicalisation de l’oligarchie néolibérale

par Nadia Djabali 22 juin 2016