Avertissement :
Voici à titre de lectures d’été de quoi se constituer de solides boussoles intellectuelles
Après un article qui invite à découvrir la pensée encore opératoire d’Antoine Gramsci, la semaine dernière, nous donnons ici trois articles qui montrent un Karl Marx se questionnant sur l’épuisement de la nature par le mode de production capitaliste donc un peu moins productiviste que ne le voient ou le voyaient ses épigones et ses adversaires, et encore un Marx en contre-attaque – sur l’actualité de ses solutions pas si étatistes que la sainte église passée ne le voyait, confirmé par ce commentaire sur « Marx l’association ou l’anti Lénine » le livre de Claude Berger.
Avec Castoriadis « Une société à la dérive » et Murray Bookchin « Une société à refaire » (90) et quelques autres précurseurs de la Décroissance et de la perma-culture (dont perma-économie) dont on livrera quelques textes ici, ces méditations de l’été peuvent fortifier nos actions visant à organiser le plus possible par en bas, la sortie de la propriété, du pouvoir et de la culture capitalistes-libérales (ici nous entendons : la décroissance de la mégamachine capitaliste (démondialisation, souveraineté, autonomies, démocratie directe, reconquête des biens communs, écologie sociale) sans l’opposer à la décroissance comme mode de vie individuel exemplaire visant une réduction drastique de notre empreinte écologique et la convivialité en coopération avec la nature)
‘MARX CONTRE-ATTAQUE
Dédaignés par les partis socialistes européens comme de « vieilles lunes simplistes » avec lesquelles il serait urgent de rompre, démonétisés à l’université où ils furent longtemps enseignés comme une base de l’analyse économique, les travaux de Karl Marx suscitent à nouveau l’intérêt. Le philosophe allemand n’a-t-il pas disséqué la mécanique du capitalisme dont les soubresauts déboussolent les experts ? Alors que les illusionnistes prétendent « moraliser » la finance, Marx s’est employé à dénuder les rapports sociaux.
On aurait presque réussi à nous en persuader : l’histoire était terminée, le capitalisme, à la satisfaction générale, constituait la forme définitive de l’organisation sociale, la « victoire idéologique de la droite », foi de premier ministre, était consommée, seuls quelques incurables songe-creux agitaient encore le hochet d’on ne sait quel autre futur.
Le fabuleux séisme financier d’octobre 2008 a soufflé d’un coup cette construction de l’esprit. A Londres, le Daily Telegraph écrit : « Le 13 octobre 2008 restera dans l’histoire comme le jour où le système capitaliste britannique a reconnu avoir échoué (1). » A New York, des manifestants brandissent devant Wall Street des pancartes « Marx avait raison ! ». A Francfort, un éditeur annonce que sa vente du Capital a triplé. A Paris, une revue connue, dans un dossier de trente pages, examine, à propos de celui qu’on disait définitivement mort, « les raisons d’une renaissance (2) ». L’histoire se rouvre…
A se plonger dans Marx, plus d’un fait des découvertes. Des lignes écrites il y a un siècle et demi y semblent parler de nous avec une saisissante acuité. Exemple : « Du fait que l’aristocratie financière dictait les lois, dirigeait la gestion de l’Etat, disposait de tous les pouvoirs publics constitués, dominait l’opinion publique dans les faits et par la presse, se reproduisaient dans toutes les sphères, depuis la cour jusqu’au café borgne, la même prostitution, la même tromperie éhontée, la même soif de s’enrichir, non point par la production, mais par l’escamotage de la richesse d’autrui (3). » Marx décrivait là l’état des choses en France à la veille de la révolution de 1848… De quoi faire rêver.
Mais, par-delà des ressemblances saisissantes, les différences d’époque rendent fallacieuse toute transposition directe. Bien plus au fond se situe l’actualité à nouveau flagrante de cette magistrale Critique de l’économie politique que demeure Le Capital de Marx.
D’où vient en effet l’ampleur de la présente crise ? A lire ce qui s’en écrit de façon dominante, seraient à mettre en cause la volatilité de produits financiers sophistiqués, l’impuissance du marché des capitaux à se réguler lui-même, le trop peu de moralité chez des hommes d’argent… En bref, des défaillances du seul système régissant ce que, face à l’« économie réelle », on nomme « économie virtuelle » — comme si l’on ne venait pas de mesurer combien elle aussi est réelle.
Pourtant, la crise initiale des subprimes est bien née de la croissante impécuniosité de millions de ménages américains face à leur endettement de candidats à la propriété. Ce qui oblige à admettre qu’en fin de compte le drame du « virtuel » a ses racines dans le « réel ». Et le « réel », en l’occurrence, c’est l’ensemble mondialisé des pouvoirs d’achat populaires. Sous l’éclatement de la bulle spéculative formée par l’enflure de la finance, il y a l’universel accaparement par le capital de la richesse créée par le travail, et, sous cette distorsion où la part qui revient aux salaires a baissé de plus de dix points, baisse colossale, il y a un quart de siècle d’austérité pour les travailleurs au nom du dogme néolibéral.
Les clairons de la moralisation
Carence de régulation financière, de responsabilité gestionnaire, de moralité boursière ? Certes. Mais réfléchir sans tabou force à aller bien plus loin : à mettre en question le dogme jalousement préservé d’un système en lui-même au-dessus de tout soupçon, à méditer cette ultime raison des choses que Marx nomme « loi générale de l’accumulation capitaliste ». Là où les conditions sociales de la production sont propriété privée de la classe capitaliste, démontre-t-il, « tous les moyens qui visent à développer la production se renversent en moyens de domination et d’exploitation du producteur », sacrifié à l’accaparement de richesse par les possédants, accumulation qui se nourrit d’elle-même et tend donc à devenir folle. « L’accumulation de richesse à un pôle » a pour envers nécessaire une « accumulation proportionnelle de misère » à l’autre pôle, d’où renaissent inexorablement les prémices de crises commerciales et bancaires violentes (4). C’est bien de nous qu’il s’agit ici.
La crise a éclaté dans la sphère du crédit, mais sa puissance dévastatrice s’est formée dans celle de la production, avec le partage sans cesse plus inégal des valeurs ajoutées entre travail et capital, raz de marée que n’a pu empêcher un syndicalisme de basses eaux et qu’a même accompagné une gauche sociale-démocrate où l’on traite Marx en chien crevé. On conçoit alors ce que peuvent valoir les solutions à la crise — « moralisation » du capital, « régulation » de la finance — claironnées par des politiques, des gestionnaires, des idéologues qui hier encore fustigeaient le simple doute quant à la pertinence du « tout libéral ».
« Moralisation » du capital ? Mot d’ordre qui mérite un prix d’humour noir. S’il est en effet un ordre de considérations que volatilise tout régime de sacro-sainte libre concurrence, c’est bien la considération morale : l’efficacité cynique y gagne à tout coup aussi sûrement que la mauvaise monnaie chasse la bonne. Le souci « éthique » est publicitaire. Marx réglait la question en quelques lignes de sa préface au Capital : « Je ne peins aucunement en rose le personnage du capitaliste et du propriétaire foncier », mais « moins que toute autre ma perspective, où le développement de la société en tant que formation économique est compris comme un processus d’histoire naturelle, ne saurait rendre l’individu responsable de rapports dont il demeure socialement un produit (5) »… Voilà pourquoi il ne suffira sûrement pas de distribuer quelques taloches pour « refonder » un système où le profit reste l’unique critère.
Non qu’il faille être indifférent à l’aspect moral des choses. Au contraire même. Mais, pris au sérieux, le problème est d’un tout autre ordre que la délinquance de patrons voyous, l’inconscience de traders fous ou même l’indécence de parachutes dorés. Ce que le capitalisme a d’indéfendable sous ce rapport, par-delà tout comportement individuel, c’est son principe même : l’activité humaine qui crée les richesses y a le statut de marchandise, et y est donc traitée non comme fin en soi, mais comme simple moyen. Pas besoin d’avoir lu Kant pour voir là la source permanente d’amoralité du système.
Si l’on veut vraiment moraliser la vie économique, il faut s’en prendre vraiment à ce qui la dé-moralise. Cela passe certes — plaisante redécouverte de maint libéral — par la reconstruction de régulations étatiques. Mais faire fond à cette fin sur l’Etat sarkozyste du bouclier fiscal pour les riches et de la privatisation de La Poste dépasse les bornes de la naïveté — ou de l’hypocrisie. Dès lors qu’on prétend s’attaquer à la question de la régulation, il est impératif d’en revenir aux rapports sociaux fondamentaux — et ici, de nouveau, Marx nous offre une analyse d’incontournable actualité : celle de l’aliénation.
Dans son sens premier, élaboré en des textes de jeunesse célèbres (6), le concept désigne cette malédiction qui contraint le salarié du capital à ne produire la richesse pour autrui qu’en produisant son propre dénuement matériel et moral : il doit perdre sa vie pour la gagner. La multiforme inhumanité dont en masse sont victimes les salariés d’aujourd’hui (7), de l’explosion des pathologies du travail à celle des licenciements boursiers en passant par celle des bas salaires, illustre très cruellement la pertinence que conserve pareille analyse.
Mais, dans ses travaux de maturité, Marx donne à l’aliénation un sens bien plus vaste encore : le capital reproduisant sans cesse la radicale séparation entre moyens de production et producteurs — usines, bureaux, laboratoires ne sont pas à ceux qui y travaillent —, leurs activités productives et cognitives, non collectivement maîtrisées à la base, sont livrées à l’anarchie du système de la concurrence, où elles se convertissent en incontrôlables processus technologiques, économiques, politiques, idéologiques, gigantesques forces aveugles qui les subjuguent et les écrasent.
Les hommes ne font pas leur histoire, c’est leur histoire qui les fait. La crise financière illustre de terrifiante façon cette aliénation-là, tout comme le font la crise écologique et ce qu’il faut appeler la crise anthropologique, celle des vies humaines : personne n’a voulu ces crises, mais tout le monde les subit.
C’est de ce « dessaisissement général » poussé à l’extrême par le capitalisme que resurgissent incoerciblement les ruineuses absences de régulation concertée. Aussi celui qui se targue de « réguler le capitalisme » est-il à coup sûr un charlatan politique. Réguler pour de bon exigera beaucoup plus que l’intervention étatique, pour très nécessaire qu’elle puisse être, car qui régulera l’Etat ? Il y faut le ressaisissement des moyens de produire par les producteurs matériels-intellectuels enfin reconnus pour ce qu’ils sont, et que ne sont pas les actionnaires : les créateurs de la richesse sociale, ayant comme tels un irrécusable droit de prendre part aux décisions de gestion où se décide de leur vie même.
Face à un système dont la flagrante incapacité à se réguler nous coûte un prix exorbitant, il faut, à suivre Marx, engager sans délai le dépassement du capitalisme, longue marche vers une autre organisation sociale où les humains, en des formes neuves d’association, contrôleront ensemble leurs puissances sociales devenues folles. Tout le reste est poudre aux yeux, donc tragique désillusion promise.
On va répétant que Marx, fort dans la critique, serait sans crédibilité quant aux solutions, car son communisme, « essayé » à l’Est, aurait radicalement échoué. Comme si le défunt socialisme stalino-brejnévien avait eu quelque chose de vraiment commun avec la visée communiste de Marx, dont presque personne d’ailleurs ne cherche à ressaisir le réel sens, aux antipodes de ce que l’opinion courante met sous le mot « communisme ». De fait, c’est tout autrement que s’esquisse sous nos yeux ce que pourra être, au sens authentiquement marxien, le « dépassement » du capitalisme au XXIe siècle (8).
Mais ici on nous arrête : vouloir une autre société serait une meurtrière utopie, car on ne change pas l’homme. Et l’« homme », la pensée libérale sait ce qu’il est : un animal qui tient essentiellement ce qu’il est non du monde humain mais de ses gènes, un calculateur mû par son seul intérêt d’individu — Homo œconomicus (9) —, avec lequel n’est donc possible qu’une société de propriétaires privés en concurrence « libre et non faussée ».
Or cette pensée aussi fait banqueroute. Sous l’éclatante débâcle du libéralisme pratique se consomme à moindre bruit la faillite du libéralisme théorique et de son Homo œconomicus. Faillite double. Scientifique d’abord. A l’heure où la biologie se déprend d’un « tout génétique » simpliste, les naïvetés de l’idée de « nature humaine » sautent aux yeux. Où sont les gènes, annoncés à son de trompe, de l’intelligence, de la fidélité ou de l’homosexualité ? Quel esprit cultivé peut croire que la pédophilie, par exemple, serait congénitale ?
Et faillite éthique. Car ce que parraine depuis des lustres l’idéologie de l’individu concurrentiel, c’est une pédagogie déshumanisante du « devenez un tueur », une liquidation programmée des solidarités sociales non moins dramatique que la fonte des glaces polaires, une décivilisation tous azimuts par la folie de l’argent facile qui devrait faire rougir d’oser annoncer une « moralisation du capitalisme ». Sous le naufrage historique où s’enfonce et nous enfonce la dictature de la finance, il y a celui du discours libéral sur l’« homme ».
Et là est la plus inattendue des actualités de Marx. Car ce formidable critique de l’économie est aussi, du même mouvement, l’initiateur d’une vraie révolution dans l’anthropologie. Dimension incroyablement méconnue de sa pensée qu’on ne peut exposer en vingt lignes. Mais sa sixième thèse sur Feuerbach en dit l’esprit en deux phrases : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » A l’opposé de ce que s’imagine l’individualisme libéral, l’« homme » historiquement développé, c’est le monde de l’homme. Là par exemple, non dans le génome, se tient le langage. Là prennent source nos fonctions psychiques supérieures, comme l’a superbement montré ce marxiste longuement inconnu qui fut l’un des grands psychologues du XXe siècle : Lev Vygotski, ouvrant ainsi la voie à une tout autre vision de l’individualité humaine.
Marx est actuel et même plus qu’on ne pense ? Oui, si on veut bien actualiser l’image traditionnelle qu’on se fait trop souvent de lui.
Lucien Sève.
(1) The Daily Telegraph, Londres, 14 octobre 2008.
(2) Le Magazine littéraire, n° 479, Paris, octobre 2008.
(3) Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Editions sociales, Paris, 1984, p. 84-85 ; cité dans Manière de voir, n° 99, « L’Internationale des riches », juin-juillet 2008.
(4) Karl Marx, Le Capital, livre I, Editions sociales, 1983, ou Presses universitaires de France, Paris, 1993, p. 724.
(5) Le Capital, livre I, p. 6.
(6) « Le travail aliéné », Manuscrits de 1844, Flammarion, Paris, 1999.
(7) Lire Christophe Dejours, Travail, usure mentale, Bayard, Paris, 2000 ; « Aliénation et clinique du travail », Actuel Marx, n° 39, « Nouvelles aliénations », Paris, 2006.
(8) Dans Un futur présent, l’après-capitalisme, La Dispute, Paris, 2006, Jean Sève brosse un tableau impressionnant de ces amorces de dépassement observables en des domaines très divers.
(9) Lire entre autres Tony Andréani, Un être de raison. Critique de l’Homo œconomicus, Syllepse, Paris, 2000.
Merci au Monde Diplomatique