ARTICLE de Mathilde Anstett — 16 novembre 2017 — www.descolarisation.org
(NDLR : Merci à elle de nous permettre de le donner ici en pleines pages)
« …… C’est quand on arrête vraiment tout et qu’on passe enfin à autre chose ?
Ha mais non c’est vrai pardon, suis-je bête, demain y’a TRAVAIL et y’a ÉCOLE, on est donc obligé de continuer ! — on a été dressés par des dressés pour dresser — (au service du fric)
« En 2017, un ménage français engloutit (en moyenne riches/pauvres confondus ndlr) 34 tonnes de matières premières, 1 piscine olympique d’eau, 4 terrains de football de terres, et émet à lui seul 15 tonnes de CO2!
Le 2 août dernier, l’humanité a consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an »…
Et là-dessus, voici venir en France « LE BLACK FRIDAY » ??!!
Le Super Flux
(#Balancetonport)
Chaque jour, chaque heure, dans les ports du Havre, de Marseille, de Bordeaux, de Nantes, de Calais, de Nice, de Sète, de La Rochelle, de Douarnenez, de Cherbourg, de Bayonne… chaque jour dans tous les ports de France, dans tous les ports de marchandises du monde, des cargos vomissent des montagnes de containers remplis d’objets. Chaque jour, chaque heure, un grouillement massif de camions désagrège cet entassement de marchandises et dans un nuage de diesel nauséabond les amoncelle dans les milliers d’acropoles dédiées au commerce : bazars, boutiques, magasins, entrepôts, hangar, supermarchés, centres commerciaux. Chaque jour, chacun-chacune d’entre nous entre pieusement dans une de ces zone-tampons entre nos maisons et le cargo de marchandises, et s’acquitte du tribut pour participer au désengorgement des rayons croulant sous la camelote, et permettre au prochain camion de venir déverser le nouveau chargement qui arrive déjà.
Chaque jour des sacs remplis atterrissent dans nos maisons ; on déballe de façon compulsive cette nouvelle cargaison avec l’adoration conforme au culte de l’avoir, puis déjà on se lasse de la nouveauté évanescente de ces objets inertes et le contenu des sacs se dispatche dans nos ventres, nos frigos, nos placards et armoires, nos caves et greniers… Un objet neuf en remplace un autre guère plus ancien, déjà oublié, jeté ou stocké pour laisser place à la danse frénétique des objets.
Chaque jour, nous remplissons d’autres sacs, de déchets cette fois ; un nouveau flux de camions s’agite au pied de nos maisons pour emmener au plus vite nos ordures et les faire disparaître à nos yeux. On entasse nos vieux vêtements dans un grand sac que l’on dépose chez la voisine en offrande. Des avalanches de colis circulent aux quatre coins du pays, l’un chargé d’une paire de chaussure, l’autre d’un pull porté une semaine, encore un renfermant un appareil photo reçu au précédent Noël et dont on s’est déjà lassé, les objets seconde-main engagent une seconde farandole, disparaissent dans un nouveau trafic. Des bibliothèques libres bourgeonnent dans tous les quartiers, dans tous les villages, pour alléger les maisons qui croulent sous le poids des objets. Des ressourceries pullulent pour accueillir le débordement intarissable d’objets qui sortent de chez nous, pour laisser place à ceux qui vont entrer. Chaque jour, des incinérateurs carburent sans relâche. Des monticules de papier, de carton, de verre, quand ils ne sont pas brûlés, enflent comme un ventre trop plein dans les centres de retraitement des déchets, pour repartir dans un nouveau circuit, un autre flux, sans fin.
Et puis, en attente, en entrepôt, tout ce qui s’accumule dans les recoins de nos foyers, dans les débarras, en attente tout ce qui repartira, un jour, bientôt, dans ce circuit délirant. Le monde entier est une poubelle en attente.
Le super Flux enfle, le super Flux nous aiguille vers une temporalité affolée, calibre nos agissements en gestes empressés et obsessionnels. Le super Flux est devenu incontournable, référence absolue d’un mode de vivre qui nous attache tous au consumérisme maladif, et à l’acceptation tacite que nous ne sommes pas tellement plus que les maillons d’une chaîne de production et de circulation des marchandises, le super Flux nous envahit jusqu’à l’écœurement, jusqu’à saturation, jusqu’à l’épuisement.
Super Flux et créativité
Au sein de cette temporalité hallucinée, le rythme est imposé par le super Flux incessant de containers et d’objets qui nous inondent chaque jour, partout, sans possibilité d’infléchir ni la cadence ni la quantité. Conséquemment le débit de nos gestes est imposé par cette cadence extérieure sur laquelle, semble-t-il, nous n’avons aucune prise. Notre attention se concentre sur la façon dont nous allons satisfaire dans la précipitation des besoins qui auraient pu éclore avec une plus grande délicatesse, une douceur plus adaptée au temps du monde. Le temps de la réflexion, au cœur de cette pulsation haletante, est avorté, nos gestes deviennent mécaniques à l’image des chaînes de production, et notre fragile créativité s’estompe dans le tumulte généralisé.
On ne dit pas assez combien une belle idée, avant de s’incarner pour devenir matière, a besoin de s’imprégner de calme et de vent, on ignore que pour naître, comme chaque être, elle a besoin d’un espace qui l’accueille, donc disponible, ouvert, présent, à son écoute, vigilant et attentif. Le super Flux effraie cette sensibilité en attente d’éclore. Notre créativité est écrasée par la masse d’objets qui répondent à des besoins qui n’ont pas encore eu le temps d’apparaître totalement, la disponibilité permanente d’une montagne d’objets autour de nous distrait le processus d’imagination et de conception, l’annihile et l’annule. Notre besoin initial n’est que très incomplètement comblé. Un objet apportera une satisfaction matérielle à un besoin qui était beaucoup plus total.
Créer, c’est modeler la matière dans le monde, mais c’est aussi se connecter à une source vive, c’est être en contact avec une sphère subtile qui déclenche l’inspiration, c’est frôler une dimension qui se rapproche du rêve, où la conscience du monde nous imprègne et nous rend outils au service de la Création. Pour cela nous avons besoin de calme, de concentration, de simplicité, de sobriété. Ce besoin éminemment spirituel est effacé au détriment d’une multitude de besoins prématurés, précipités, falsifiés, qui trompent notre vigilance, empêchent notre méditation créative et récréative, nous envahissent et nous accaparent. Notre attention cherche désespérément le repos pour réaliser ses rêves empêchés par le super Flux. Nos réalisations sont court-circuitées, tronquées, incomplètes. Nous avons ainsi bien du mal à concrétiser nos idéaux de Beauté dans le monde, elle qui attend patiemment le canal humain pour se déployer totalement.
Super Flux et soin
Un lien direct existe entre l’absence de créativité engendré par le super Flux et le soin porté aux objets. Chaque chose est dépourvue de sa dimension totale et seul l’aspect utilitariste lui échoie ; or même si celui-ci n’est pas à négliger, il reste fragmentaire. Tout objet issu du monde de la « Grande Distribution » est dépourvu d’histoire, de connexion avec notre propre univers, étranger à notre intimité profonde, inadapté à nos besoins fondamentaux. Il est une masse inerte qui vient combler un pseudo besoin matériel ET un vide spirituel, mais ne peut le remplir, car le processus de création total est absent. La passerelle permanente bâtie entre esprit et matière, cette trame mise en œuvre dans l’acte de conception et de réalisation n’existe pas. Les objets ne sont pas pensés par et pour nous, ils sont donc incomplets, leur attrait ne peut être qu’éphémère, nous recherchons un rapport plus absolu avec la matière, nous voulons, par nos gestes pensés, l’empreindre de la substance de nos rêves alliée aux couleurs du monde.
Fondamentalement, donc, nous méprisons ces nuées d’objets qui gravitent autour de nous. Fondamentalement, nous voulons leur donner un sens, offrir une conscience à leur seule matérialité, animer le monde inerte. Nous voulons relier ces objets à une pratique animée d’âme, de chaleur, de charité, nous voulons les insérer dans un bain de rencontres et d’échanges humains féconds et joyeux, et nous en sommes incapables car leur production répond à d’autres exigences, ils sont inadaptés à la convivialité. Essentiellement, nous sommes incapables d’offrir du soin réel à ces objets qui envahissent nos existences, ils appartiennent à une dimension paralysée dans un fonctionnement matérialiste qui a perdu son sens et tourbillonne dans le néant. Mais nous sommes aussi prisonniers de ce paradigme, et ce paradoxe engendre un comportement maladif : convoitise et rejet insatiables de l’objet, une bipolarité qui se traduit par nos comportements de consommateurs compulsifs qui achetons et jetons sans fin. Le fétichisme de la marchandise est un faux culte apparent rendu à l’inertie du monde, car profondément, intimement, nous aimons bien au-delà la Vie qui se manifeste en toutes choses. Dans cet univers ébahi et envahi par les objets détachés de pratiques vivantes, équarri par des pratiques mortifères, nous étouffons, nous ne savons plus comment déployer le soin réel…
Il semblerait bien que nous ayons, avant toute chose, urgemment besoin de clarifier, soigneusement, attentivement, notre entourage des objets qui nous encombrent, en prenant suffisamment de recul sur notre rôle dans la production du super Flux pour nous en extraire, et retrouver la dimension créative qui donnera consistance et âme aux objets, aux êtres et au monde à venir
Mathilde Anstett — 16 novembre 2017 — www.descolarisation.org