La FORÊT et le RAF …

 …ENTRE ETHIQUE et PILLEURS de TRONCS

Le petit village perché de Chabrillan, dans la Drôme, est dominé par les ruines de son château du XIème siècle et le rempart, remarquablement conservé, forme encore tout un demi-cercle sur la partie nord du village. Les ruelles étroites, reliées par des calades, des escaliers, tissent tout un réseau en toile d’araignée. Une vieille façade brille du jaune dominant des grès et calcaires coquillers de la région. Un petit coin de paradis.

Au pied du village, ce jour, une agitation inhabituelle a pris possession de la forêt. De lourds chevaux comtois et ardennais débardent, sous les mains expertes d’Emmanuelle et de Sabine, de la ferme de Treynas, spécialisée dans le bois, et qui maîtrise à son échelle l’ensemble d’une filière : régénération, coupe, sciage, charpente, menuiserie, montage… Plus loin, ce sont des tronçonneuses qui se font entendre, suivies des craquements singuliers des arbres abattus. Ce chantier particulier se déroule sous la responsabilité de Pascale, coordinatrice du RAF, Réseau des Alternatives Forestières. Elle est également à l’origine de l’association Dryade (chêne, en grec), et qui milite pour une exploitation écologique de la forêt, car ici comme ailleurs, écologie et économie ne font pas bon ménage. En effet, si l’on demande à un industriel ce que représente pour lui une forêt, il vous répondra production, argent, stères de bois et retour sur investissement… Si l’on pose la même question à une biologiste, elle vous répondra photosynthèse, biodiversité, climat, qualité des eaux, écosystème, régulation, cycles… Si l’on pose la question à un promeneur, il vous répondra calme, repos, champignons, beauté, paysage, faune, flore… D’où vient alors que de ces trois usages seul celui de l’entrepreneur soit entendu, et dans un sens qui annihile  les deux autres ?

MASSACRE A LA TRONCONNEUSE

Titre d’un film dépassé, qu’il faudrait remplacer par « massacre à l’abatteuse », engin géant qui coupe, ébranche et débite l’arbre dans un même mouvement. Marx, au milieu du XIXème siècle, avait remarqué que la forêt n’était pas susceptible d’être vampirisée par les capitalistes, le temps du capital étant court, et celui de la forêt long. Marx est dépassé aujourd’hui par les techniques modernes du capitalisme vert. La forêt, comme l’agriculture, est devenue la proie d’un système industriel qui y voit des sources de revenus gigantesques. Les arbres sont des « puits de carbone » ayant pour vocation de capter le gaz carbonique en trop. On fait du profit en polluant, mais aussi en dépolluant et en spéculant sur les quotas de carbone. Dans cette approche, plus un arbre pousse vite et plus il est rentable, d’où la plantation de monocultures de résineux en rangs serrés où la lumière ne pénètre pas, douglas et autres sapins que l’on peut couper à quarante ans, après qu’ils ont épuisé le sol en nutriments, et les chercheurs travaillent sur de nouveaux arbres génétiquement modifiés à pousse encore plus rapide. Dans le même temps, on liquide les forêts de feuillus, gages de biodiversité. La technique utilisée est celle des coupes rases, avec gros engins qui tassent les sols (que deviennent les tonnes de vers de terre à l’hectare ?), chemins géants pour sortir les bois, et routes arrivant aux chantiers, dans de grosses économies d’échelle. Un bon exemple est celui de la ZAD de Roybon, à visiter pour se faire une idée des dégâts occasionnés pour bobos en mal de nature aseptisée. Coupe rase veut dire aussi atteinte à la biodiversité : seuls les rejets de souche des arbres coupés formeront une nouvelle forêt, d’où une monoculture « naturelle » !

Une autre menace est celle des chaudières industrielles géantes, telle celle de Gardanne, qui prévoit de raser les forêts dans un rayon de 400 km alentour pour faire de l’électricité, sans qu’on ait même pensé à y faire de la cogénération, c’est à dire de la chaleur en même temps ! Devant les protestations énergiques des associations, on a réduit le volume de moitié, ce qui, pour qu’elle continue de tourner, l’oblige à aller chercher la moitié de son approvisionnement… au Canada ! Des millions d’euros de subventions européennes, pour un rendement énergétique de 30%. Qui dit mieux ? Et ils se prétendent « gestionnaires » !

ALTERNATIVES FORESTIERES

Ici, sous l’égide des bûcherons/nes de Treynas, et de Jonathan et Siegfried de Dryade, l’approche est radicalement différente. Suite à une vue d’ensemble, à l’observation minutieuse des arbres, à leur environnement, la décision de coupe est prise. Il n’y a pas de tâcheron, payé uniquement pour couper les arbres marqués par un gestionnaire de forêt, les bûcherons eux-mêmes décident. « C’est la forêt qui te dit ce que tu peux prendre, énonce Siegfried, dans un partenariat entre égaux, elle est vivante, on prélève, on récolte, mais on respecte son identité. Au fond de la parcelle, on a trouvé de vieux ormes très sains, ce qui est rarissime. Il y a aussi des robiniers, des houx, des ifs. Il faut également veiller à favoriser les naissances. De la vraie biodiversité. » Lolo avance :« On tient compte aussi de la lune !». Devant mon scepticisme, il renchérit : « On coupe à la lune descendante. On a fait de multiples expériences. C’est une chose que les anciens nous ont apprise, mais qui disparaît devant la rationalité économique ».

Puis entrent en jeu les outils légers : tronçonneuses, masses et coins. Plus loin, Le cheval attend la mise en place d’un système de reprise de forces complexe, fait de cordes et de poulies, destiné à alléger son effort. D’autres améliorations pour le trait ont déjà eu lieu : collier belge, écarteur, avant-trait… langage technique. Le débardage est un travail très difficile, qui demande beaucoup de concentration, dit Emmanuelle, et un cheval arrive à maturité vers l’âge de huit ou neuf ans, selon les races. Trois chevaux sont présents sur le chantier, deux vieux et un jeune qui apprend le métier. Au moment de la pause on leur fournit leur dose de foin et leur ration de céréales. Des petits sentiers ont été aménagés, qui pourront, par la suite, rester pour les promeneurs. Il a fallu également mettre en place une aire de stockage. Tout ce qui ressort des multiples conversations est un immense respect, pour l’arbre, la forêt, et tout ce que la société moderne abandonne, c’est à dire une forme de paix avec la nature, dans ses délires d’expansion sans freins. Les alternatives existent, à petite échelle sans doute, mais tout comme les Amap, elles grappillent ça et là.

ECONOMIE

Tout ceci a un prix, évidemment. Le bûcheron, de nos jours, travaille souvent 60 heures par semaine pour moins que le smic, travail épuisant, avec le taux d’accidents mortels le plus important des métiers, et des assurances élevées. Ici encore, le « marché » impose sa loi, c’est à dire les grosses structures, et comme cette approche n’est le fait que de petites structures, elles en subissent les conséquences. Cependant, ce réseau de circuits courts, fonctionnant sur une autre logique, respect des hommes, des animaux et de la forêt, réussit par son approche à sensibiliser petit à petit consommateur et donneur d’ordre. L’une de ses forces sans doute, paradoxalement, est la multitude des petits propriétaires, trois millions en France, ce qui freine les grosses multinationales du bois dans leurs appétits gargantuesques. Ainsi, Dryade propose la stère à 74 euros au lieu de 60, après accord, puisque, dans le même temps, cette approche régénère la forêt, lui ajoute une valeur économique et écologique. Un prix juste se situerait, d’après Pascale, autour de 80 euros. Parfois même, ce sont les propriétaires qui paient pour cette amélioration future, dans une logique inversée. Ce prix plus élevé permet donc aussi de mieux rémunérer les bûcherons, à comparer aux travailleurs immigrés sous-payés venant des pays de l’est et largement exploités ! Le nom d’exploitation, agricole ou forestière, n’est pas neutre ! Ici, on parle de paysans et de forestiers. Une autre amélioration à apporter serait le prix à la journée, et non plus au rendement.

Quand on brûle la forêt amazonienne pour planter du soja, quand on plante des milliers d’eucalyptus pour faire du profit, quand on se paie une table de jardin en teck venue de l’autre bout du monde alors qu’on vit au milieu des châtaigniers, il serait bon, pour le quidam décidant de se chauffer au bois, dans une intention écologique, puisque neutre au regard du gaz carbonique, l’arbre brûlé ne remettant dans l’atmosphère que ce qu’il lui a pris, de méditer aussi sur l’ensemble de la filière, et notamment sur le prix qu’il s’apprête à payer. A moins d’accepter, demain, pour nos enfants, ici comme ailleurs, l’avancée des déserts.

Joël Feydel