Réseaux sociaux, la nouvelle servitude volontaire
L’archipel du #hashtag
par Elisabeth Lévy – 12 février 2018
Dans nos sociétés libérales, la censure ne vient pas du pouvoir, mais de la société. S’il est de plus en plus difficile de dire ce qu’on voit sans subir de représailles, les réseaux sociaux y sont pour beaucoup. A coups d’invectives, de menaces et de manipulations, des despotes du clic y exercent un contrôle social aussi horizontal qu’efficace. Reste qu’on n’éradiquera pas les fake news et autres inepties du net en cherchant à imposer une vérité officielle.
On ne peut plus rien dire : ce lieu commun de comptoir, partagé par une grande partie de nos concitoyens, recèle bien sûr une grande part de vérité, comme le savent tous ceux qui, ayant imprudemment défendu une opinion susceptible de choquer quelqu’un, ce qui est le cas de toute opinion intéressante, en ont payé le prix en insultes ou en ennuis plus sérieux. Ce qui complique le tableau, c’est que ce contrôle croissant de la parole, donc de la pensée, va de pair avec un brouhaha appelé « parole libérée » dans lequel n’importe qui peut dire n’importe quoi, mais où, au concours de décibels, les mauvais affects, les idées simples et les bobards l’emportent toujours sur la pensée.
C’est génial la libération de la parole, à condition que tout le monde marche au pas. Et que toutes les femmes pensent la même chose. Cette libération est un embrigadement. Non au parti unique des Femmes.
— Elisabeth Lévy (@ELevyCauseur) 10 janvier 2018
Au point d’ailleurs que le gouvernement, avec une naïveté ou un cynisme confondants, suggère que l’on légifère sur la vérité – on reviendra sur l’arnaque des fake news.
La censure, c’est nous
On ne peut rien dire, on dit n’importe quoi. Ces deux vérités contradictoires se conjuguent par une forme de schizophrénie propre à l’âge numérique. Tout au long de l’époque déplorable que nous appelons passé, les peuples ont lutté contre les tentations liberticides des puissants. Aujourd’hui, la technologie aidant, ce sont les peuples qui semblent vouloir toujours moins de liberté. Peut-être vivons-nous l’émergence d’un totalitarisme des égaux dans lequel chacun surveille les propos de son voisin – sans parler de son assiette où sont servies les subventions publiques –, et dont le stade ultime sera celui de l’autosurveillance et de l’autocensure généralisée, chacun veillant à ne rien dire, puis à ne rien penser qui puisse le désigner à l’attention de ses semblables. C’est que la censure contemporaine ne vient pas du pouvoir, mais de la société. Et elle ne se contente pas de réduire au silence quiconque lui déplaît, elle s’emploie à l’étouffer par le bruit, l’invective et la manipulation. La parole libérée – de toute contradiction – est peut-être l’instrument privilégié d’une nouvelle aliénation.
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En l’absence de goulag et de torture (autre que la torture psychologique consistant à lapider le salaud du jour devant les tricoteuses du moment), d’aucuns récuseront à grands cris la qualification de terreur. Reste que la liste des sujets casse-gueule sur lesquels un communicant avisé interdira formellement à l’artiste ou à l’élu qu’il cornaque de s’exprimer autrement que par des propos convenus qui ne dérangent personne ne cesse de s’allonger. Tout romancier, chanteur ou comédien invité chez Ruquier ou à une autre émission d’info-divertissement doit donc se livrer à un divertissant numéro d’indignation lui permettant de montrer patte et âme blanches : l’un proclame que son cœur saigne quand des migrants se noient (un héroïsme admirable, une empathie rare), l’autre qu’il est contre le viol (à la différence de tous les porcs qui nous entourent), le troisième que l’antisémitisme est une abomination – sans aller toutefois jusqu’à pointer l’origine effective de cette abomination car cela serait contraire au récit officiel du vivre-ensemble. En effet, comme le rappelle Marcel Gauchet dans un texte lumineux sur « La guerre des vérités » paru dans Le Débat (et dans l’entretien qu’il nous a accordé, pages 52-56), l’une des manifestations les plus insidieuses de la nouvelle censure est l’euphémisation de la réalité, expurgée de tous ses aspects susceptibles de troubler le simplisme du noir et blanc. Le 31 janvier, France Inter recevait la députée UDI Béatrice Descamps qui venait de remettre au ministre de l’Éducation un rapport sur la dégradation des relations parents-professeurs. Ayant épuisé les explications tenant au manque de locaux pour qu’ils puissent se rencontrer et aux erreurs de communication de l’institution, le journaliste se risqua, un peu embarrassé, à évoquer « non pas un fossé, mais un écart sociologique entre les enseignants et les parents de certains milieux populaires », dont il était question dans le document. L’interviewée noya le poisson dans des considérations générales sur le nécessaire dialogue et on en resta là. Ainsi réussirent-ils le tour de force de parler d’un problème durant cinq minutes en évitant soigneusement de le décrire. Les auditeurs, qui savent que les quartiers dits « populaires » sont les quartiers majoritairement immigrés, ont compris entre les lignes que les conflits s’expliquaient le plus souvent par des différences culturelles, c’est-à-dire par la concurrence de normes anthropologiques. Ça va mieux en ne le disant pas, telle est la devise cachée de notre société de communication.
« Sur le terrain du blasphème nous avons irrémédiablement reculé »
Pour tenter de comprendre les ressorts de la peur qui, au-delà des frontières de l’Hexagone, imprègne les esprits au point de transformer peu à peu des pays libres en prisons mentales où l’on n’échange plus sur la place publique que des platitudes ou des insultes, un bref retour en arrière s’impose.
Les premières offensives, ou au moins les plus fracassantes contre notre droit de déconner et de nous disputer entre gens de bonne compagnie ont été menées par des fanatiques islamistes qui prétendaient et prétendent toujours interdire qu’on se moque de leurs croyances. Après la fatwa contre Salman Rushdie, lancée en février 1989, le scandale suscité par la publication de caricatures de Mahomet dans un journal danois à l’automne 2005 semble réveiller les consciences. Dans le monde entier des musulmans ulcérés expriment alors, souvent violemment, leur haine de l’Occident et de ses libertés. En France, le procès intenté à Charlie Hebdo en mars 2007 pour de nouvelles caricatures du prophète de l’islam semble convaincre une grande partie de l’opinion, et une fraction minoritaire des élites (qui sera dénoncée comme islamophobe), que céder au chantage islamiste revient à sacrifier la liberté dont nous faisons si grand cas. On connaît la suite : les campagnes d’intimidation, l’incendie, le massacre. Et de nouvelles campagnes de haine, face auxquelles la détermination que nous affichons régulièrement s’émousse un peu plus à chaque fois. Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo qui gagna le procès de 2007, n’est guère optimiste : « Sur le terrain du blasphème nous avons irrémédiablement reculé. Même Charlie prend des précautions aujourd’hui. Et on les comprend. Mais contrairement à ce que certains annonçaient, notre Justice a tenu bon. Il lui arrive de condamner des atteintes aux musulmans, car les propos et actes racistes existent, mais elle n’a jamais sanctionné une offense à l’islam ou à toute autre croyance. Sur ce plan, la jurisprudence est très protectrice. Ce ne sont pas les tribunaux qui menacent nos libertés, mais le climat intellectuel et médiatique. »
Trois ans après l’assassinat de Charb et des autres, de petits groupes militants sévissant dans de nombreuses universités s’emploient donc à empêcher la lecture-débat de sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, un texte testament achevé quelques jours avant le 7 janvier 2015. Et ils y parviennent parfois, comme à Lille où la représentation a été annulée « en raison des risques de débordement ». Le 31 janvier, c’est sous haute surveillance qu’une représentation a eu lieu à Paris-Diderot (Jussieu) : après avoir sommé, sans succès, la présidente de l’université d’annuler la manifestation, le syndicat étudiant « Solidaires », refusant que son « université soit un lieu où s’épandraient ces idées nauséabondes », appelait à manifester, tandis que la section locale de l’UNEF menaçait d’envahir l’amphithéâtre.
Nous sommes notre ennemi le plus redoutable
Peu importe à ces Guevara d’opérette que Charb soit mort pour que nous puissions lire, discuter et critiquer librement toutes les opinions. Peu leur importe que la vocation de l’université soit précisément d’accueillir la controverse et de protéger les idées minoritaires. En vérité, ces petits gardes verts qui, au nom de l’intersectionnalité des luttes, agissent en agents zélés de l’intimidation islamiste, font froid dans le dos. Muray avait raison, parfois, la jeunesse est un naufrage. Il avait aussi compris, quand il comparait les djihadistes à des éléphants entrant dans un magasin de porcelaine « dont les propriétaires, de longue date, ont entrepris de réduire en miettes tout ce qui s’y trouvait entassé », que nous sommes notre ennemi le plus redoutable. S’adressant aux djihadistes, il écrit : « Vous êtes les premiers démolisseurs à s’attaquer à des destructeurs ; les premiers Barbares à s’en prendre à des Vandales ; les premiers incendiaires en concurrence avec des pyromanes. »
À nous focaliser sur les menaces extérieures, nous n’avons pas vu que l’esprit de censure se déployait à l’intérieur des sociétés libérales. En effet, ce n’est pas la peur des terroristes, après tout compréhensible, qui nous empêche de penser, mais celle du qu’en-dira-t-on. Bien avant la naissance de Daech, les esprits étaient déjà accoutumés au poison du politiquement correct qui fait régner la loi des minorités offensées et écarte a priori du débat public tout point de vue tranchant. Si des adultes raisonnables craignent de se désolidariser de la grande croisade des femmes ou de soutenir des points de vue dissidents sur des sujets allant de l’art contemporain à l’accueil des migrants, ce n’est pas sous la menace des armes, mais sous celle d’une campagne de dénigrement menée par l’une des innombrables associations victimaires ou groupes militants, aussi bruyants que groupusculaires, qui traquent le dérapage. Ces activistes ont pris l’habitude de réclamer – et parfois d’obtenir – la mort sociale de quiconque ne pense pas comme eux. Rythmée par les excommunications, les scandales montés en sauce, voire par le harcèlement physique des contrevenants à la doxa, notre vie intellectuelle a été rendue atone par le refus de toute contradiction. Mais toute la France se sent obligée de célébrer la mauvaise chanson qui la représentera à l’Eurovision, pour la seule raison qu’elle dégouline de bons sentiments – de fait, il faudrait avoir le cœur sec pour ne pas compatir au destin de la petite Nigériane sortie des ondes.
L’humour du risque n’est plus
Il faut noter que les humoristes, devenus des rebelles appointés, notamment par la radio publique, ont accompagné ce processus : pratiquant volontiers le lynchage en meute, ils se sont comportés comme les chiens de garde de l’idéologie dominante, moquant les parias de l’époque et épargnant ses vaches sacrées. On attend encore que l’un d’eux nous fasse rire du féminisme punitif ou de l’immigrationnisme compassionnel.
Reste qu’aujourd’hui, eux aussi sont dans le viseur des censeurs et de leur bras armé dans l’audiovisuel, le CSA, devenu pour ce producteur de télévision « l’organe de la pensée molle et polie de la petite bourgeoisie ». Érigé en arbitre des élégances médiatiques, le gendarme de l’audiovisuel sanctionne à tour de bras et semble rêver d’un espace public aseptisé, dans lequel nul ne fera plus de blague sur le sexe, la drogue, les gros, les maigres, les autistes, les mineurs ou la diversité. Heureusement, on pourra encore se moquer des cathos et des fachos, les cibles humoristiquement correctes, comme le note l’ami Régis Mailhot (pages 62-63) – à qui nous devons le merveilleux titre de ce texte, qu’il en soit remercié. En attendant, maintenant que les humoristes sont en passe de perdre l’immunité dont ils ont longtemps bénéficié, on a envie de leur demander : où étiez-vous quand les gens bien intentionnés voulaient nous faire taire ?
Reste à comprendre comment une coalition disparate du bon goût et des idées convenables a pu mettre en place un dispositif de contrôle aussi efficace – mais dont personne ne reconnaît l’existence. La réponse est simple : les réseaux sociaux sont aujourd’hui le principal instrument du contrôle social, donc les premiers responsables de la défaite de la pensée, de la nuance et de la dialectique. Nous ne sommes pas surveillés par une police secrète, mais par des petites communautés qui s’agitent dans un village numérique où chacun peut se mêler des affaires de ses voisins. À ce sujet, la neutralité de la technologie est une vaste blague. Certes, Raphaël Enthoven (pages 58-59) et quelques autres prouvent que l’outil ne condamne pas à la médiocrité. N’empêche, comme l’avait bien vu MacLuhan, le média, c’est le message. Et en l’espèce, il favorise nos pulsions les moins avouables. Sur Twitter, la possibilité d’insulter en tout anonymat, de nuire sans bouger de son fauteuil et de faire masse quand on est à peine quelques dizaines a engendré un style d’échanges qui interdit tout débat réel. Il est d’ailleurs significatif qu’un grand nombre de twittos ne profitent pas du passage récent de 140 à 280 signes : pourquoi auraient-ils besoin de tant de place quand il s’agit juste de cracher leur détestation ou d’exprimer leur adhésion ? Il faut se rendre à l’évidence : la merveilleuse promesse d’un monde d’échange et de partage a fait long feu. Non seulement Twitter, Facebook et Instagram n’ont pas créé une nouvelle sociabilité, mais en scotchant les jeunes générations à leurs écrans, ils contribuent peut-être à ruiner les anciennes.
C’est nous qui conférons aux réseaux sociaux un pouvoir exorbitant
Il faut peut-être, cependant, modérer les reproches qu’on leur fait. C’est nous qui conférons aux réseaux sociaux – ou plutôt à leur partie émergée – un pouvoir exorbitant. Ancien chercheur et patron de Bloom, une entreprise dont les algorithmes explorent les profondeurs des réseaux, notamment de Facebook, Bruno Breton s’insurge contre la vision caricaturale propagée par les médias : « Il y a sur Facebook des communautés d’intérêt où les discussions sont très riches. Et la crédibilité des propos est indexée sur celle de l’auteur. Si Kim Kardashian parle de sacs, elle créera ce que nous appelons de l’engagement. Si elle parle du climat, elle fera peut-être des clics, mais n’exercera aucune influence réelle. » Possible. En attendant, tout responsable politique, tout chef d’entreprise, toute personne publique sait qu’un mauvais buzz peut mettre fin à une carrière ou faire chuter les ventes. Et les médias traditionnels scient la branche sur laquelle ils sont assis (très inconfortablement au demeurant) en multipliant les rubriques sur ce que veulent ou pensent les réseaux sociaux, autrement dit, ce qui revient à traiter une cacophonie comme une voix autorisée.
C’est dans ce paysage tourmenté où il est désormais de bon ton de dénoncer le complotisme que le président de la République est parti en guerre contre les fake news, un bien joli mot pour dire « bobard ». De fait, à partir du moment où il existe un espace où on peut raconter n’importe quoi sans filtre, il n’est pas étonnant que beaucoup s’y adonnent avec passion. Bruno Breton observe néanmoins que, dans 90 % des cas, « les fake news sont neutralisées par les internautes eux-mêmes ». De toute façon, on voit mal comment le remède ne serait pas pire que le mal. Quelle instance serait habilitée à définir le vrai et le faux ? Les décodeurs du Monde ? Et pourquoi pas le CSA, tant qu’on y est ? Sur ce terrain, une initiative de la DILCRA (la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT) laisse songeur. Cet honorable organisme s’est lancé dans la production de vidéos destinées « à déconstruire les théories complotistes et les discours de haine » et à réduire leur influence sur la jeunesse. La première évoque la Shoah et le négationnisme. Qui s’opposerait à un but aussi louable ? L’ennui, c’est que le prochain épisode traitera, apprend-on, du Grand Remplacement. Or, si la thèse défendue par Renaud Camus est éminemment contestable, la mettre sur le même plan que les divagations faurissonniennes ou dieudonnistes, c’est annoncer la couleur : la vérité que l’on prétend protéger sera en réalité soigneusement encadrée. Alors qu’on nous laisse nous débrouiller avec les mensonges privés. À tout prendre, ils sont moins dangereux qu’une vérité officielle.