Carrefour . Un ancien agent de sécurité raconte les missions d’espionnage que le groupe lui commanditait pour contrôler les salariés. Des agissements commis en toute illégalité.
Plus de 60 milliards d’euros annuels de chiffre d’affaires, 420 000 salariés et quelque 10 000 magasins à travers le monde. Un mastodonte de la grande distribution dont l’obession principale est de sans cesse réduire les coûts pour gagner en rentabilité. Salaires au rabais, temps partiels, turnover n’en sont que les outils légaux. À visage découvert, Régis Serange, trente-six ans, témoigne aujourd’hui de l’autre facette de la course à la rentabilité de Carrefour. De la facette qui outrepasse les lois et le Code du travail, à laquelle Régis a « appartenu » pendant deux ans.
Les débuts
« Je suis arrivé chez Carrefour le 8 septembre 2001 dans l’hypermarché d’Écully, en région lyonnaise, en tant qu’agent de sécurité. Mais mon employeur direct est Prestige sécurité, une société prestataire de services. Officiellement, mon boulot consiste à éviter les fraudes de la clientèle. Mais, très vite, je fais mes preuves et je suis intégré dans l’équipe « prévol » du magasin [surveillance en civil – NDLR]. Je me sais surveillé par le chef de la sécurité mais j’arrive à gagner sa confiance. Dès lors, il me met dans les confidences de certains agissements de « surveillance particulière » du personnel. Le cercle vicieux est lancé, cela va durer jusqu’à janvier 2004. »
La pente s’incline
« Un jour, mon chef me prend à part et me glisse que, si j’accepte de rendre quelques petits services, j’ai de l’avenir chez Carrefour en tant que cadre. J’accepte. En juin 2002, ma première mission est une infiltration dans un hypermarché du groupe à Reims pour détecter un éventuel trafic de détournement de marchandises. Pendant un mois et demi, en « sous-marin », je pose des caméras cachées et des micros un peu partout. J’ai carte blanche. Je joue le copain, les gens parlent assez facilement. Résultat, une vingtaine de mises en examen au sein du personnel et de l’encadrement complice. Du coup, je reçois même une lettre de félicitations du directeur du magasin. La méthode d’investigation était quand même loin d’être la meilleure, je ne suis pas officier de police. Mais mes responsables me rassurent : « T’inquiète, on est chez nous, on fait ce qu’on veut ». »
Retour aux sources
« Suite à cela, je rentre à Écully, espérant que ce succès sera couronné par mon embauche officielle. En vain… On me demande de patienter encore un peu. Vu que je commence à sérieusement m’agacer de la situation, on me propose dans la foulée une nouvelle mission sur le magasin de L’Isle-d’Abeau, en Isère, en août 2002. Objectif, remplacer le chef de sécurité parti en vacances qui, apparemment, est un incapable. J’accepte en bon soldat, sans avoir aucune formation. Heureusement qu’il n’y a pas eu d’incident majeur ! En plus des caméras cachées, on me demande de dégager un responsable de la sécurité externe pour « délit de sale gueule ». »
Antisyndicalisme
« L’objectif de toutes ces missions, cela a toujours été de réussir à trouver des preuves pour virer des gens. Ceux qui coûtent trop cher, ou encore, ceux trop proches des syndicats. Sur l’hypermarché d’Écully, on m’a demandé de monter une embuscade sur une hôtesse d’accueil à temps partiel. Elle osait prendre le café avec des syndicalistes ! On a glissé un billet de cinquante euros dans un portefeuille, quelqu’un le lui a remis et n’est pas resté avec elle pour vérifier le contenu. Aucun papier d’identité dans le portefeuille, la fille a mis le billet dans sa poche… Sans savoir qu’elle était filmée. Du jour au lendemain, cette fille s’est – retrouvée sans un sou, avec toutes les difficultés que comporte un licenciement pour « faute grave ». Elle est tombée en dépression pendant de longs mois. Elle vient à peine de retrouver du boulot. »
La carotte
« J’ai fait le chien dans l’espoir d’avoir une place. En gros, mon salaire net était de 1 000 euros, de 1 500 quand j’acceptais des missions. J’étais employé par une société prestataire de service mais je devais faire le faux membre de Carrefour. À la limite, ma boîte n’était même pas au courant de ce qui se passait. La plupart du temps, les donneurs d’ordre étaient les responsables sécurité sous couvert des directeurs de magasins, voire sous celle du directeur régional. Pour l’affaire de Reims, j’étais carrément sous la responsabilité d’un directeur national. Pendant deux ans, j’ai marché à la carotte. J’ai participé à faire licencier 150 personnes. »
Fausse consécration
« Le 14 août 2002, on me remet la cravate Carrefour, symbole de l’appartenance à une équipe. Me voilà rassuré, mon embauche approche. Le chef de sécurité annonce au personnel d’Écully que je suis devenu cadre Carrefour. J’effectue donc toutes les tâches incombant à ma nouvelle fonction, je me retrouve même sur les plannings Carrefour. Je ne verrai pourtant jamais mon contrat de cadre ni le salaire correspondant. Je continue à être payé par Prestige sécurité. Il me faut patienter encore, ne rien dire à personne de cette situation, surtout pas à mon réel employeur. En décembre, le magasin ouvre le dimanche. Agacé par le comportement de mon chef qui ne fait rien avancer, je refuse de bosser. Il me rétorque qu’avec une telle mentalité je ne suis pas digne d’être cadre et menace de me virer. Sous la pression, je cède encore. Février 2003, nouvelle mission à Douai pour réussir à virer le chef sécu. Retour à Écully, pas de changement, je claque la porte et refuse de revenir travailler. Il m’est proposé une nouvelle mission en avril 2003 à La Ciotat… J’accepte encore une fois. »
Marché aux taupes
« Les caméras cachées, c’est une pratique très courante au niveau national. Une grosse partie du travail des agents de sécurité, c’est la surveillance du personnel, non des clients. Et pour la surveillance, tous les moyens sont bons : il n’y a aucune limite temporelle ou financière. On ne badine pas pour faire installer le dimanche après-midi 200 mètres de câbles pour relier de nouvelles caméras. De chef à chef, ils se refilent les infos pour savoir où acheter le matériel. Que cela soit clair, ces caméras sont uniquement destinées à surveiller le personnel et à faire tomber un maximum de gens. Toutes les semaines, les chefs de sécurité s’envoient leur palmarès. Il y a des documents type à renvoyer au directeur régional tous les lundis matins. Après, un classement est organisé par magasin : cela peut s’accompagner de primes de 10 % par mois. Pour quelqu’un qui est au smic, comme le sont les agents de sécurité, ça arrondit vraiment les fins de mois. »
le parfait traqueur
« Caméras et micros dissimulés jusque dans des portables, des lampes ou même les toilettes… Planques dans des cartons de la réserve… Il y a même des écoutes téléphoniques. À Écully, par exemple, je sais que la CGT est constamment écoutée : il y a une caméra et un micro dans le local syndical. Sur Paris, à l’hypermarché de Belle-Épine, une vingtaine de caméras cachées sont installées en plus de la centaine de caméras autorisées. Mais on ne surveille pas le personnel que dans le magasin. Pour faire tomber un cadre, on rentre dans sa vie personnelle. Qui fait quoi ? Qui couche avec qui ? Qu’est-ce qu’il boit et combien ? On enquête aussi sur les comptes bancaires. En mai 2003, sur Écully, j’ai eu à « m’occuper » du chef du rayon décoration. Il était en arrêt maladie pour dépression. On m’a demandé de le suivre pour connaître ses heures de sortie, s’il avait éventuellement un petit job au noir à côté. Dans quel – établissement il – allait, – combien de verres il buvait. « S’il en boit six, tu en marques huit »… Il avait un ancien contrat, il coûtait trop cher… Il a été – licencié et a tout perdu. Il a fini en – psychiatrie. Je l’ai retrouvé, je lui ai fait une attestation en mea culpa pour qu’il puisse, s’il le souhaite, porter plainte contre moi. J’assume, mais il faut que Carrefour lui paie tout ce qu’ils lui ont fait subir. »
Épilogue
« À l’été 2003, j’étais vraiment en saturation. J’écris une lettre le 7 juillet, puis une deuxième pour demander le respect des engagements. Mon chef réagit par la menace pure et simple. Un soir, il s’invite à mon domicile en me disant que si je ne tenais pas à la vie de ma femme et de mes enfants, j’allais avoir des problèmes. Pour calmer le jeu, le directeur régional me promet un poste dans les quarante-huit heures. Le 7 octobre 2003, je commence au Carrefour Belle-Épine. Je déménage avec ma famille de Lyon à Paris. On me fait un contrat de stagiaire cadre, avec une période d’essai de trois mois renouvelable. Après m’avoir « offert » la place promise, il s’est révélé que cette fois je ne faisais pas l’affaire… Et à mon tour, on m’a remercié. »
Retour du boomerang
« Ce que je fais aujourd’hui, c’est quelque part une vengeance bien sûr. Je ne m’en cache pas. Mais ça fait surtout du bien à ma conscience. Car je rencontre des gens que j’ai « cartonnés » et qui vont pouvoir demander réparation, preuves à l’appui car j’ai gardé toutes les vidéos et tous les documents écrits. C’est – évident, j’ai beaucoup de – remords.
Aujourd’hui Carrefour m’appelle en me disant : on s’arrange, je vous file 10 000 euros par mois… Je leur dis d’aller se faire voir. Je ne veux plus vivre comme ça. C’est impossible. »
Contactée hier après-midi, la direction du groupe Carrefour n’a pas souhaité réagir.
Propos recueillis par Christelle Chabaud