Un collectif de spécialistes, disons le GIEV (l’équivalent du GIEC pour les volcans), annonce une forte probabilité (95 %) d’éruption gravissime d’un volcan sur une région à haute densité de population, à une échéance pouvant aller de quelques jours à quelques semaines.
C’est une fable, ou une image, que j’ai déjà utilisée dans un billet de 2007 reproduit en annexe. Un collectif de spécialistes, disons le GIEV (l’équivalent du GIEC pour les volcans), annonce une forte probabilité (95 %) d’éruption gravissime d’un volcan sur une région à haute densité de population, à une échéance pouvant aller de quelques jours à quelques semaines. Ce collectif estime que des dizaines de milliers de personnes risquent de périr si on ne prend pas des mesures radicales, dont évidemment une évacuation et un éloignement suffisant de toutes les populations concernées, moyennant des politiques publiques ambitieuses aussi bien dans l’urgence qu’à long terme, afin que ces populations retrouvent de bonnes conditions de vie et de travail. Il rappelle que certaines éruptions, parfois accompagnées de tsunamis, ont, dans le passé, fait jusqu’à 70.000 victimes.
Seulement voilà : une partie des « élites » politiques et économiques de la région, et une bonne partie de la population ignorent tout de la nature et de la gravité de ces risques, parce que personne ne leur a véritablement enseigné ces phénomènes (je reviendrai dans un prochain billet sur le rôle crucial de l’enseignement du climat et de biodiversité). Le Medef du coin, citant des travaux d’économistes « incontestables », explique que cette évacuation va durablement plomber le PIB et « donc » créer du chômage. Les médias, qui se trouvent être la propriété des milliardaires locaux, relativisent les risques et parviennent même à dénicher des « experts » liés aux milieux d’affaires qui nient le danger et tentent de décrédibiliser le GIEV.
Les lobbies s’activent efficacement auprès des politiques et même du Président de la région, un homme qu’ils ont en fait déniché et porté au pouvoir alors qu’il n’était « rien », ou peu de choses. La « croissance verte au pied du volcan » devient leur nouveau crédo, avec cet argument choc : de nouvelles technologies anti-éruption vont prochainement apparaître et permettre aux gens de vivre très bien, éruption ou pas. On pourrait même innover de façon lucrative en exploitant les cendres et les laves et en enfouissant les gaz toxiques et, idée enthousiasmante, des jeux olympiques inédits pourront se dérouler ici et attirer des visiteurs du monde entier pour peu qu’on construise vite l’aéroport de Notre-Dame des Cendres dont le projet attend dans des cartons depuis des lustres !
Troublée sous l’effet de ces informations biaisées, une importante fraction de la population estime alors qu’on peut attendre, pendant qu’une autre fraction continue à se mobiliser en cédant parfois au pessimisme vu son appréciation des périls vitaux…
Fin de la fable, et trois petits commentaires, bien que cela ne soit pas vraiment indispensable.
Premier commentaire : dans le cas du volcan, il est évident que ma fable est irréaliste car tout le monde s’accorderait pour sauver sa peau sans tarder. Pour le climat et la biodiversité, bien que les périls soient encore plus massifs et globaux, on reste très loin d’une prise de conscience générale de l’urgence. Seule une minorité y voit, pour l’instant, une menace proche et dramatique. J’en reparlerai dans le prochain billet.
Deuxième commentaire : dans la fable, c’est l’éloignement et la reconstruction d’un monde vivable « ailleurs » qui constitue la solution. Pour le climat et la biodiversité, c’est aussi la reconstruction d’un monde vivable, mais essentiellement sur les lieux de vie actuels, même s’il y aura dans les décennies qui viennent des déplacements contraints de certaines populations directement impactées par la montée des eaux, les sécheresses, etc., autant de phénomènes qu’on ne peut désormais plus arrêter, l’urgence étant de les freiner autant que possible.
Dernier commentaire : L’éruption du volcan ne fait en aucun cas intervenir l’activité humaine comme cause, contrairement au réchauffement climatique et à l’anéantissement de la biodiversité. Pourtant, pour l’instant, en matière de climat et de biodiversité, tout se passe comme dans la fable du volcan…
AJOUT du 5 mai : je recopie ce commentaire très intéressant reçu de « Lislotte » aujourd’hui :
« Bonjour Monsieur Gadrey, Votre fable n’en est pas une et votre scénario s’est réellement passé, au début du 20e siècle, à Saint-Pierre de la Martinique. L’éruption était prévisible. Non seulement les scientifiques, mais les habitants la sentaient venir (fumerolles, secousses sismiques). Le gouverneur de l’époque, Louis Mouttet a refusé l’évacuation pour des raisons non seulement économiques, mais bassement électorales. Il a même envoyé la troupe pour bloquer les routes et empêcher les gens de fuir la ville. Résultat : 30.000 morts et une ville entière détruite. Unique et maigre « consolation » : Louis Mouttet lui-même a péri dans la catastrophe, victime de son aveuglement. »
ANNEXE : un billet du 6 novembre 2007
Les scientifiques autistes au pied du volcan
Dans une île lointaine, les habitants s’inquiètent : notre volcan fait de drôles de bruits, il a déjà connu dans le passé des éruptions violentes, que faut-il faire, sachant qu’une ville, Saint Vulcain, a été construite à son pied ? À la demande du Préfet, les Nations Unies dépêchent 3 000 spécialistes de 140 pays et de diverses disciplines : le GIEV, groupe intergouvernemental d’étude des volcans. Ils mesurent, construisent des modèles, se réunissent en conclave, et remettent des conclusions : la probabilité d’un épisode éruptif, dans quelques jours ou quelques semaines, est de 99 %, avec une gravité qui peut aller de 2 (destruction de Saint Vulcain seulement) à 6 sur une échelle dont le maximum, la destruction totale de l’île, est de 10.
En vacances sur l’île, un scientifique de renom dans sa discipline, la géophysique, qui n’a aucune connaissance des sciences des volcans, mais qui a des idées sur tout, y compris sur la graisse des mammouths, donne un entretien à la presse locale. Titre : « beaucoup de bruit pour rien ». Sous-titre : « le catastrophisme, ennemi du progrès scientifique. Halte aux Cassandre des volcans ! ». Conclusion : « la population n’a rien à craindre, je retourne à la plage ».
Le Préfet est un peu embêté. Il convoque d’urgence un Grenelle des volcans, car il a vu que l’on pouvait faire des Grenelle quand on avait de gros problèmes. On demande à Jean-Louis Borloo, qui a fait ses preuves, de le présider. On y invoque le principe de précaution, on envisage de taxer les émissions des volcans, les entreprises déclarent que rien ne doit les empêcher de faire comme avant, et le scientifique lourd avance l’hypothèse hardie de l’enfouissement des laves et des gaz dans des puits. Des contre Grenelle sont organisés sur le thème de la décroissance des volcans et des éruptions alternatives.
Finalement, des associations d’éducation populaire et des ONG entreprennent une vaste campagne de sensibilisation, présentant à la population les résultats connus et les estimations des risques, avec les incertitudes. Sans savoir ce qu’est le principe de précaution, la population décide très majoritairement de l’appliquer, en dépit des sacrifices attendus à court terme d’un déplacement consciemment décidé à l’autre bout de l’île. Mais elle exige d’importants financements publics pour retrouver des conditions de vie de bonne qualité, de nouvelles activités et de nouveaux emplois, des habitations construites selon des normes antisismiques, à l’écart du risque prévisible, et de façon durable.
L’économiste autiste
C’est alors que descend d’un charter un autre vacancier. C’est un économiste réputé. Pour preuve, Le Monde publie de temps en temps des articles de lui, et il est « professeur émérite », titre qui doit bien signifier quelque chose d’éminent. Il s’étonne que l’on ait pu se fonder sur des expertises n’ayant pas de dimension économique. Il envoie au Monde un papier, publié le 30 octobre 2007, sous le titre « Le choc du Grenelle est à venir ». Son nom, Prud’homme, évoque une grande sagesse. Lui aussi est interviewé par la presse locale, qui lui demande : que préconisez-vous ? Maintenir une forte croissance. Euh, oui, mais pourquoi et comment ? Ne refaisons pas l’erreur des 35 heures, qui nous ont coûté trois points de PIB. Mais… quel rapport ? Évident : tous ces projets de déplacement de populations et d’activités vont nous coûter plus que les funestes 35 heures, sans parler des dépenses publiques qui vont plomber l’économie pour des décennies.
Le professeur émérite propose une évaluation très personnelle des coûts (exorbitants) des mesures de protection de l’espèce humaine, et il assène : c’est un choc économique très grave qui nous attend. Il conclut : « Borloo pire qu’Aubry », ce qui, dans sa bouche, ne semble guère flatteur pour l’homme des petits boulots domestiques reconverti dans les espaces verts.
Mais il va plus loin. Il prend un exemple dans un autre domaine qu’il maîtrise tout autant : pour éviter que la France s’engage dans la voie parfaitement inutile de la réduction des gaz à effet de serre, j’ai montré que « faire cadeau à l’Inde de dix centrales nucléaires aurait le même effet sur le réchauffement climatique que toutes les propositions du Grenelle [de l’environnement, JG] à un coût quatre fois moindre »
[citation réelle de son article du 30 octobre]
.
Dans le cas présent, explique-t-il, on peut aisément transposer : offrir gracieusement à des immigrés indiens de venir s’installer dans la ville de Saint Vulcain permettrait de maintenir le potentiel de croissance de l’île à un coût dix fois moindre, autorisant alors un financement raisonnable du déplacement de la population insulaire. On le voit, dit-il, une croissance forte et durable est possible.
Le journaliste : mais le risque d’éruption, vous n’en avez pas parlé dans votre article ?
Hors sujet. L’activité volcanique n’est pas une activité économique, elle n’a aucun intérêt pour les modèles de croissance. Elle ne peut remettre en cause l’impératif de croissance, synonyme de progrès. Et par ailleurs, l’économétrie montre qu’il n’y a pas de corrélation entre la croissance et la présence de volcans. S’il vous plaît, ne mélangeons pas tout !
Le journaliste s’étrangle : mais les vies humaines en danger ? La possibilité d’un nouveau Pompéi ?
Votre ignorance est sidérante. L’analyse économique dispose de tous les outils d’une décision rationnelle. On sait très bien mesurer le prix de la vie humaine à partir de méthodes de consentement à payer, du coût des mesures sanitaires ou de prévention routière. Les calculs montrent que le prix de la vie d’un homme, et même d’une femme, est proportionnel au niveau de vie des pays. D’où l’intérêt évident de l’immigration indienne ou africaine comme modalité rationnelle de gestion du risque présent.
Fuite du journaliste, fin de la fable.
Lisez l’article de Rémy Prud’homme. On a beau être blindé, l’autisme de certains économistes est stupéfiant. Les travaux du GIEC, le rapport Stern, les alertes récentes des Nations Unies (Le Monde du 27 octobre 2007) ? Des travaux « d’amateurs de contraintes, de prohibitions, d’impôts, de subventions et de beaux sentiments » cherchant à détourner les peuples de l’impératif de croissance et de libéralisation du monde.
Tout émérite qu’il soit, voilà un économiste qui ose écrire que « la réduction des gaz à effet de serre n’a guère d’avantages pour les Français », que l’effort national serait de toute façon « dérisoire par rapport au stock de CO2 », de sorte qu’il serait bien plus rationnel de continuer à polluer comme avant, tout en disséminant des centrales et des risques nucléaires chez les autres pour qu’ils émettent un peu moins de carbone. Sans se demander d’où vient ce stock de CO2 qui va continuer à empoisonner durablement le climat et la vie (un siècle d’industrialisation, d’urbanisation et d’explosion des transports), ni ce qui se passerait, pour nous et pour les autres peuples, si tous cherchaient le salut économique sur la base des mêmes choix.
Alors que la recherche devrait être ouverture sur les informations et connaissances nouvelles, remise en cause des certitudes antérieures, les scientifiques ne sont pas plus que les autres à l’abri de l’enfermement autiste dans des schémas mentaux ossifiés. Et, malheureusement, les économistes font partie des plus atteints. Mais cela bouge.