Critiquer la religion ou critiquer les conditions de sa production ?

«La critique de la religion est la condition de toute critique» (Karl Marx)
Par Robin Goodfellow. Novembre 2006.

Belles fêtes de fin d’année avec en accompagnement cette réflexion pour une (re)lecture d’un auteur capital ! (sic)

« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. »[vi][6]

Dans la « Préface » de 1859 à la Critique de l’Economie Politique, Marx retrace son parcours intellectuel

« Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les doutes qui m’assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit, de Hegel, travail dont l’introduction parut dans les Deutsch-Französische Jahrbücher, publiés à Paris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielle dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, comprend l’ensemble sous le nom de « société civile », et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’économie politique. J’avais commencé l’étude de celle-ci à Paris et je la continuai à Bruxelles où j’avais émigré à la suite d’un arrêté d’expulsion de M. Guizot. »[i][1]

La critique que fait Marx à Hegel a souvent été reportée de manière simpliste, notamment par ces matérialistes vulgaires que sont les philosophes staliniens. On se contente de dire que Marx et Engels ont « renversé » la philosophie de Hegel, en ce sens que là où le philosophe d’Iéna mettait « l’Idée » ou « l’Esprit » au centre de la réalité, la théorie communiste y mettrait la « matière ». Or, le renversement effectué par Marx est autrement dialectique.

La compréhension vulgaire de Marx (et notamment celle des philosophes staliniens) comprend le “renversement” de manière mécanique. On substitue l’être à l’Idée, et vice-versa.

Or, le marxisme explique non seulement que la réalité est renversée, mais aussi en quoi la réalité renversée est, elle aussi, réelle.

Par exemple, dans la critique de la religion, il ne s’agit pas de rejeter simplement Dieu comme le fait l’athéisme pur, mais d’expliquer comment certaines conditions sociales créent un Dieu à l’image de l’homme [ii][2]. Dans cette mesure ce Dieu est réel en tant que représentation renversée d’une réalité qui n’est pas encore comprise comme telle. Dans les communautés primitives, ce Dieu est symbolisé par le totem, image de la Communauté, plus tard, par le polythéisme, plus tard encore dans les monothéismes. A chaque fois, il ne s’agit pas de rejeter purement et simplement la religion, mais de la critiquer en en expliquant les fondements matériels, réels. Marx écrit : « Voici le fondement de la critique irréligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme »[iii][3].

Lorsque Marx s’attaquera ensuite à la critique de la politique, il appliquera la même logique de renversement, cherchant la racine humaine, celle de la forme des relations nouées pratiquement par les hommes dans leur activité productive, sous l’apparence aliénée des rapports politiques qui en découlent. On peut citer à nouveau la préface de 1859 où Marx résume de façon particulièrement lumineuse l’apport de la dialectique matérialiste :

« Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des êtres qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »[iv][4]

Le renversement opéré par la théorie MARXISTE sur la philosophie Hégélienne n’a rien de mécanique ; il ne s’agit pas simplement de substituer un terme à l’autre (ici la « matière » à l’Esprit) pour avoir effectué une critique véritable. Pour cela, il faut aussi comprendre les fondements qui ont permis l’expression d’une telle théorie. Aussi la critique de Marx montre-t-elle non seulement le véritable rapport qui régit la production matérielle des conditions de vie de la société et les expressions idéologiques qui reflètent ces conditions, mais encore pourquoi ce sont ces expressions idéologiques là et pas d’autres qui s’expriment dans telle ou telle époque.

Un apport de ce type est donné, à travers la critique de la religion, point de départ qui sert par la suite de « modèle » à la critique de la politique et de l’Etat, puis à la critique de l’économie. On ne saurait confondre la théorie marxiste avec un simple athéisme. L’athée est celui qui nie Dieu et se dresse contre toute manifestation religieuse. Il nie l’un et l’autre de manière unilatérale, absolue. Cela signifie en même temps que, philosophiquement, il se montre incapable de comprendre de manière dialectique pourquoi, à un moment donné, une société se donne telle expression idéologique sous la forme (exclusive ou non selon les époques) de la religion.

L’athéisme est une approche limitée, encore contradictoire de la vérité de l’homme, parce qu’il ne pose pas le problème dans les bons termes. Ce n’est pas contre la seule sphère de la religion que l’homme peut construire son émancipation ; il faut aussi et surtout qu’il transforme ses conditions de vie réelle. Ainsi : « l’athéisme est l’humanisme médiatisé par la suppression de la religion, et le communisme est l’humanisme médiatisé par lui-même grâce à la suppression de la propriété privée. »[v][5]

On a beaucoup glosé sur la formule extraite de la Préface à la Critique de la philosophie du droit de Hegel : « la religion c’est l’opium du peuple ». Cette phrase est souvent comprise de la façon suivante : « Regardez ce qu’est le pouvoir de l’Eglise et des curés : ces gens-là abrutissent le peuple et le droguent pour l‘empêcher de réfléchir à sa condition et se révolter. »

Cela vaut la peine ici de citer le contexte de cette formule et de la commenter.

« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. »[vi][6]

Autrement dit, la religion n’est pas une simple idéologie imposée du dehors comme un instrument intellectuel d’asservissement. Il est possible de comprendre la genèse de ses conditions d’expression et de voir qu’elle répond, quoique bien sûr de manière mystifiée, à une problématique réelle. C’est pourquoi on ne saurait y répondre sur le même terrain qu’elle. Aucune discussion philosophique ou théologique ne saura résoudre à elle seule la question religieuse, et c’est là où le pur athéisme révèle sa principale faiblesse. En revanche, la nature même de la critique opérée par la dialectique matérialiste montre clairement contre quoi l’action doit porter : non pas sur les formes d’expression de conditions matérielles et sociales particulières, mais contre ces conditions matérielles elles-mêmes. On ne détruit pas la religion en convainquant les prêtres et leurs fidèles, ni même en les persécutant, mais en travaillant à détruire les conditions qui permettent à la religion, aux prêtres et aux fidèles d’exister.

Robin Goodfellow. Novembre 2006.

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