Ferme aux mille vaches

Dans la Somme, le projet des Mille Vaches veut transformer l’agriculture en industrie Fabrice Nicolino (Reporterre)

lundi 6 janvier 2014

Cette semaine, alors que le projet de loi agricole est discutée à l’Assemblée nationale, une campagne est lancée par la Confédération paysanne contre le projet de ferme-usine des “Mille vaches”. Dans la Somme, ce projet d’immense étable industrielle s’apprête à bouleverser l’élevage. Reporterre commence une série d’enquêtes sur ce projet inquiétant.


Envoyé spécial, Drucat-le-Plessiel (Somme)

Soit un plateau de craie intensivement livré à la pomme de terre, à la betterave, au colza, au blé. Le fleuve qui a donné son nom au département se jette dans la Manche, dans cette si fameuse baie de Somme où prospère tant bien que mal une colonie de phoques veaux-marins. Plus haut, le puissant Nord-Pas-de-Calais des barons socialistes ; plus bas, l’Île-de-France des ministères et des grandes décisions. C’est là, tout près d’Abbeville, qu’on prétend ouvrir la plus grande ferme de la longue histoire agricole française. Mille vaches. Mille vaches prisonnières de l’industrie.

Quand on arrive sur le chantier de la Ferme des Mille vaches, il vaut mieux avoir le cœur en fête, car la plaine agricole fait vaciller le regard. À perte de vue, des immenses monocultures, rases encore en ce début d’hiver. Aucun arbre. Nulle haie. L’industrie de la terre. De Drucat, aller jusqu’au hameau Le Plessiel, puis prendre à gauche la départementale 928, sur environ 500 mètres, en direction d’Abbeville, qui n’est qu’à deux pas. C’est donc là. Mais où ?

Il faut s’arrêter juste avant le Centre de formation de l’Automoto-école de la ZAC, et prendre un chemin de boue grise qui le borde. À main gauche, un no man’s land de bâtiments préfabriqués, d’asphalte râpé et d’herbes clairsemées. C’est dans ce lieu guilleret que l’on apprend à manier motos et poids lourds, avant de s’aventurer sur la route. À main droite, trois cents mètres plus loin, le vaste chantier de la Ferme des Mille vaches. Un immense hangar posé sur des piliers en acier, sans murs encore, un petit bâtiment à l’entrée, un semblant de grue, deux bétonnières, quelques ouvriers de l’entreprise belge Vanbockrijck, spécialiste des « plaques de béton coulées pour les silos ».

L’objectif de cette usine en construction ? Produire du lait à un prix de revient très bas et transformer fumier et lisier des animaux en électricité au travers d’un gros méthaniseur.

Il en est plusieurs points de départ à cette stupéfiante affaire, mais le voyage en Allemagne préfigure de nombreux développements. Habitué aux mœurs du BTP – il en est un champion régional -, le promoteur Michel Ramery embarque le 14 avril 2011 une quarantaine de personnalités de la région. Par avion. Il y a là le maire socialiste d’Abbeville, Nicolas Dumont, des conseillers généraux, des maires, dont Henri Gauret, celui de Drucat, où pourrait être construit le méthaniseur (voir encadré ci-dessous). Gauret est d’une race si peu ordinaire que s’il accepte le voyage, il exige de le payer, ce que ne feront pas les autres.

Sur place, on leur fait visiter deux fermes modèles, avec méthaniseur bien sûr. Pas d’odeur, pas de malheur : tout a été soigneusement préparé.

Je me suis dit, “Pauvres bêtes !”

Et puis plus rien. Mais un jour d’août 2011, Henri Gauret découvre avec stupéfaction qu’une enquête publique doit commencer le 22 août, alors que la moitié de la population est en vacances. « Vous comprenez, dit-il à Reporterre, Drucat est un village résidentiel de neuf cents habitants. Des habitants d’Abbeville ou même d’Amiens ont fait construire ici pour le calme, la nature. Mes premiers contacts avec Michel Ramery, fin 2010, n’ont pas été mauvais, mais quand j’ai découvert cette histoire d’enquête publique, là, comme on dit, ça m’a drôlement interpellé ». Et Gauret alerte la population du village par un courrier déposée dans la boîte à lettres, déclenchant une mobilisation générale.

Gilberte Wable s’en souvient comme si c’était hier. « Cette histoire m’a mise en colère, dit-elle à Reporterre. Mon premier mot a été pour les vaches. Je me suis dit : ’Pauvres bêtes !’. Les enfermer à mille, dans un espace si petit qu’elles ne peuvent pas bouger leurs pattes, je ne pouvais pas supporter. J’ai pris un papier, un stylo, et j’ai rédigé une première pétition que j’ai fait signer un soir à mon Amap. Tout le monde a signé, mais on n’était encore qu’un groupuscule. Dans un deuxième temps, j’ai rallongé le texte, et on l’a fait circuler à Drucat, où près de 80 % des adultes ont signé. Après, il y a eu la réunion publique. »

Un autre moment fondateur. Le 26 septembre, deux cents personnes se pressent dans la salle polyvalente de Drucat, qui n’a pas l’habitude d’une telle foule. Ramery est là, en compagnie de Michel Welter, son chef de projet, et du sous-préfet. Henri Gauret, qui préside, s’inquiète fort de l’ambiance et regrette, aujourd’hui encore, certains mots employés contre Ramery par les opposants les plus chauds. « La colère grondait ! reprend Gilberte Wable. On a demandé à Ramery de s’expliquer, et il a juste lâché : ’Vous avez vos droits, j’ai les miens’. Le dialogue était impossible. Ce soir-là, je suis sûre qu’il pensait pouvoir passer en force. Il ne voyait pas que nous allions nous souder. Mais nous non plus ».

Habitué à tout obtenir des politiques (voir un prochain volet de notre enquête), Ramery a toujours dédaigné l’opinion, ce qui va lui jouer un mauvais tour. Car en effet, une équipe gagnante se met en place. Derrière Gilberte Wable et quelques autres pionniers apparaît un véritable tribun, Michek Kfoury, médecin-urgentiste à l’hôpital d’Abbeville. Et Kfoury, habitant de Drucat, ne se contente pas de fédérer l’opposition : il l’entraîne sur des chemins très inattendus.

Au passage, des centaines de contributions pleuvent sur le cahier de doléances de l’enquête publique, sans aucunement troubler le commissaire-enquêteur, qui donnera sans état d’âme un avis favorable. Le 17 novembre 2011, dans une certaine ferveur, naît l’association Novissen. Drucat est en pleine révolte populaire, ce dont se contrefichent, bien à tort, les élus locaux et les copains de Michel Ramery, qui sont souvent les mêmes. La suite n’est pas racontable ici, tant les épisodes du combat sont nombreux. Ceux de Novissen inventent leur combat jour après jour, inaugurant par exemple le 2 juin 2012 une Ronde des indignés sur la place Max Lejeune d’Abbeville, la sous-préfecture voisine.

Malgré tout, la machine officielle avance. En février 2013, le préfet accorde une autorisation d’ouverture portant sur cinq cents vaches, et non pas mille. Tout le monde comprend qu’il s’agit d’une simple ruse administrative : l’essentiel est de lancer l’usine à vaches, qu’on pourra facilement agrandir ensuite. Mais que faire ? Le principal renfort viendra de la Confédération paysanne, qui va mettre des moyens exceptionnels au service d’un combat commun.

Ce syndicat minoritaire, connu il y a dix ans par son porte-parole de l’époque – José Bové -, se dote d’un « responsable des campagnes et actions » jeune et enthousiaste, Pierre-Alain Prévost. Reporterre est allé l’attraper au siège de la Conf’, comme on appelle le syndicat, dans la banlieue parisienne.

« J’ai rencontré les gens de Novissen à Abbeville, confie-t-il, et puis nous nous sommes retrouvés pour une manif au Salon de l’Agriculture, en mars 2013. Et c’est alors que j’ai dit au Comité national du syndicat : ’Il faut y aller !’. J’ai creusé le dossier, j’ai appelé pas mal de gens, et on a commencé. Laurent Pinatel, notre porte-parole, a embrayé ».

Une visite mouvementée

À partir de juin 2013, la Conf’ prépare dans le plus grand secret une opération grand style. Ce qui donnera, dans la nuit du 11 au 12 septembre 2013, une visite mouvementée sur le chantier de la Ferme des Mille vaches.

Vingt syndicalistes peignent sur place une inscription de 250 mètres de long : « Non aux 1000 vaches ! ». Au passage, ils subtilisent des pièces des engins de chantier – qui seront rendues – et dégonflent les pneus des véhicules présents.

Non seulement Ramery porte plainte, ce qui peut se comprendre, mais son chef de projet, Michel Welter, se ridiculise en affirmant sans rire : « C’est du terrorisme pur et dur ». La suite est moins distrayante, car six personnes, dont le président de Novissen Michel Kfoury, sont placées en garde à vue, bien que l’association n’ait nullement été mêlée à l’action de la Conf’.

Cela n’altère d’aucune façon la détermination générale. Il faut dire que Novissen dispose d’un avocat en or massif, Grégoire Frison. Ce spécialiste du droit de l’environnement, installé à Amiens, reçoit Reporterre en rappelant quelques heureuses évidences. « Le fric, mais ça ne doit servir qu’à vivre mieux ensemble, pas à spéculer ! Un tel projet ne peut que créer de la misère sociale en ruinant des dizaines de petits éleveurs laitiers. En faisant disparaître nos potes. Oui, nos potes ! Ceux avec qui nous pouvons envisager un art de vivre, une communauté vivante. Ce que Ramery et ses soutiens déteste, c’est justement cette solidarité qui renaît entre paysans et néo-ruraux ».

Sur le plan juridique, explique Frison, le combat pourrait bien rebondir dès ce mois de janvier, grâce à une plainte déposée pour non-respect du permis de construire. La faute à l’un des vice-présidents de Novissen, Claude Dubois. Ce dernier, plutôt rigolard, raconte à Reporterre : « J’ai un permis d’avion, mais depuis quelques années, je fais surtout de l’ULM à partir de l’aérodrome d’Abbeville, qui est tout proche du chantier de la Ferme. Comme je faisais beaucoup de photos aériennes, j’ai plutôt l’œil. Et puis le 28 novembre dernier, on a appris que M.Ramery avait déposé une demande de permis de construire modificatif. J’ai pris des photos, j’ai comparé avec les plans officiels de la Ferme, j’ai sorti mon triple décimètre, et j’ai compris ».

Les photos de Claude Dubois sont sans appel. On y voit notamment un espace entre deux bâtiments bien plus grand que sur le plan déposé. Et, pire, des fondations au beau milieu, alors qu’aucun hangar ne devrait être construit si l’on s’en tient au permis de construire.

Ce splendide pied de nez ne plaît en tout cas pas du tout à Ramery, qui a sonné les gendarmes locaux, qui n’ont pas hésité à aller tancer le président de l’aérodrome. « Le président, rigole Claude Dubois, m’a dit : ’Ramery n’est pas content qu’on survole son chantier. Sois gentil, respecte l’altitude minium’. Ce que j’ai toujours fait. Mais depuis quand n’aurait-on pas le droit de survoler un chantier ? ».

Certes, ce nouveau front ne fait que s’ouvrir, mais il réjouit déjà ceux de Novissen. « C’est très bon signe, assure Gilberte Wable. M. Ramery fait des bêtises ahurissantes. Comment ose-t-il ne pas respecter un permis de construire aussi controversé ? ». La Confédération paysanne lance à partir du 6 janvier une nouvelle vague de manifestations. Cette fois, partout en France. La « Ferme des 1000 vaches » est loin d’avoir gagné la partie.


Le détail du projet

Le 23 février 2011, la Société civile d’exploitation agricole (SCEA) Côte de la justice, propriété de l’industriel du BTP Michel Ramery, dépose une demande d’ouverture d’une ferme sans aucun précédent en France. Il s’agirait d’un « élevage » de mille vaches laitières, auxquelles s’ajouteraiennt en permanence sept cent cinquante veaux et génisses. Le hangar où entasser les animaux a, sur les plans, la taille d’un pétrolier : 234 mètres de longueur. En industrialisant de la sorte la production de lait, on abaisse ses coûts de production.

Mais le projet est à double détente, car le lisier et le fumier des animaux seraient récupérés, puis mis à fermenter dans un méthaniseur, transformant le tout en biogaz. Ce dernier, contenant surtout du méthane, serait ensuite transformé en une électricité revendue à EDF.

Le méthaniseur des mille vaches prévoit au départ une production d’électricité de 1,489 mégawatts (MW). En cette année 2011, cela représente près de 30 % de la puissance de tous les méthaniseurs agricoles en France. On change d’échelle. Depuis, l’arrêté préfectoral du 1er février 2013 a très légèrement réduit la puissance, qui demeure de dimension industrielle.

La méthanisation a le vent en poupe, car elle permet, sur le papier, d’assurer un complément de revenus à des petits paysans perpétuellement menacés de disparition. En outre, L’électricité obtenue à partir du méthane est fortement subventionnée. EDF garantit sur quinze ans un prix de rachat aujourd’hui supérieur de deux fois à celui du marché.

Le gouvernement Ayrault pousse de toutes ses forces dans cette direction, notamment au travers de son plan Energie méthanisation autonomie azote (EMAA), annoncé en mars 2013. La Ferme des Mille vaches est à tout point de vue hors-normes, et sort d’évidence du cadre agricole. Les animaux ne sont plus que prétexte à produire de l’énergie, généreusement payée par la collectivité nationale. La vache n’est plus au centre de la production, et devient en réalité un sous-produit industriel. Une révolution.
Méthaniseur agricole

Ce bouleversement radical est déjà une réalité en Allemagne, où 800 000 hectares (sur une surface agricole utile de près de dix-sept millions d’hectares) sont plantés pour la seule production d’électricité. L’imitation de ce modèle marquerait une rupture définitive avec la mythologie d’une agriculture française longtemps destinée, officiellement du moins, à « nourrir la planète ». Les agrocarburants – l’usage de plantes alimentaires pour fabriquer du carburant – n’ont donc été qu’une première étape.


La chronologie de la bataille

23 février 2011, un industriel du Nord-Pas-de-Calais, Michel Ramery, dépose une demande d’ouverture d’une ferme de mille vaches, couplée à un méthaniseur pour produire de l’électricité. Les 7,5 hectares d’emprise se situent sur le territoire de deux communes de la Somme : Buigny-Saint-Maclou et Drucat-le-Plessiel.

14 avril 2011, M. Ramery embarque quarante personnes en avion, direction l’Allemagne. Parmi les invités – car c’est lui qui paie -, des maires, des conseillers généraux, le sous-préfet d’Abbeville, le maire d’Abbeville. Visite commentée dans deux fermes de la région de Hambourg, où fonctionne un méthaniseur.

22 août 2011, en plein milieu des vacances, début de l’enquête publique. Le maire de Drucat, Henri Gauret, redoute que la population du village – neuf cents habitants -, dispersée par l’été, ne participe pas à l’enquête. Il distribue dans toutes les boîtes aux lettres un feuillet d’information. Une pétition de six cent trente neuf signatures contre le projet sera finalement remise au commissaire-instructeur.

26 septembre 2011, réunion publique houleuse à la salle polyvalente de Drucat. deux cents personnes sont présentes, y compris Michel Ramery – qui s’exprime brièvement avant de s’en aller, craignant comme d’autres participants un débordement.

17 novembre 2011, création de l’association Novissen, acronyme de NOs VIllages Se Soucient de leur ENvironnement. Le 22 janvier 2012, Novissen enregistre son millième adhérent.

20 novembre 2011, le commissaire-enquêteur donne un avis favorable à l’enquête publique.

17 février 2012, le préfet annonce une décision sous deux mois, qui ne viendra pas. Le lendemain, manifestation d’environ mille personnes dans les rues d’Abbeville.

2 juin 2012, première Ronde des indignés sur la place Max Lejeune, à Abbeville.

30 juin 2012, la pétition contre le projet a atteint vingt-cinq mille signatures.

21 août 2012, toujours pas de décision. Le préfet évoque la nécessité de « derniers réglages » avec le promoteur, Michel Ramery. La pétition dépasse trente mille signataires.

7 mars 2013, malgré d’innombrables actions, un permis de construire est accordé par le préfet de la Somme. Le projet, qui portait sur mille vaches, est ramené à cinq cents, au moins provisoirement.

12 avril 2013, premier blocage du chantier.

12 septembre 2013, après d’innombrables actions, des membres de la Confédération paysanne s’introduisent de nuit sur le chantier et ôtent diverses pièces aux engins de chantier, qui seront restituées.

28 septembre 2013, manifestation de mille personnes sur le chantier. La pétition dépasse quarante mille signatures.

15 novembre 2013, manifestation de la Confédération paysanne aux abords du ministère de l’Agriculture, à Paris. Les CRS interviennent.

21 novembre 2013, à la suite d’une plainte de Michel Ramery contre les « démonteurs » du 12 septembre, six personnes sont placées en garde à vue, dont le président de Novissen, Michel Kfoury.

Décembre 2013 : la pétition atteint quarante cinq mille signatures.

Source : Fabrice Nicolino pour Reporterre.