«La crise n’est pas sans incidence sur le culturel»

FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

INTERVIEW

Le sociologue Philippe Coulangeon met en perspective évolution des pratiques et conjoncture économique :

Sociologue et directeur de recherche au CNRS (1), Philippe Coulangeon s’est intéressé à la démocratisation de l’accès aux arts et à la distribution sociale des pratiques culturelles.

La baisse de la consommation de certains produits culturels est-elle le signe d’une crise ou d’une mutation de pratiques ?

Il y a sans doute plusieurs explications. Mais il faut distinguer le conjoncturel et le structurel. Il y a une évolution structurelle relative au basculement vers le numérique, qui n’est pas exclusivement liée à la conjoncture économique et affecte depuis cinq ou dix ans certains biens culturels, notamment chez les plus jeunes. Mais il ne faut quand même pas négliger les aspects les plus trivialement économiques des politiques culturelles. Si on regarde le budget de consommation des ménages depuis une trentaine d’années, on peut constater une diminution des postes liés à la culture. Il y a donc une dimension économique qui est loin d’être négligeable. Une société en crise, traversée par les inégalités, n’est pas sans incidence sur le secteur culturel. Le poids des dépenses contraintes [alimentation, logement… ndlr] pèse de plus en plus sur les ménages les plus modestes. Une dimension qu’on aurait tort d’ignorer. Si on ne va pas à l’Opéra, ce n’est pas qu’en raison de la pression de l’intimidation culturelle.

Une culture de l’écran est-elle donc en train de s’imposer ?

Depuis le début des années 70, les enquêtes du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français montraient une augmentation du temps consacré à la télévision. La dernière enquête a, pour la première fois, souligné une inversion de tendance liée aux jeunes générations due à une migration de la télé vers les écrans numériques, smartphones, tablettes.

Est-ce qu’on constate une moindre hiérarchie dans la sociologie du public culturel ?

Je suis dubitatif. Le numérique donne illusoirement accès à une grande diversité des pratiques. La rigidité des frontières entre répertoires culturels, savant et populaire, s’est faite entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Ce n’était pas le cas avant. Le numérique participe du brouillage de frontières. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de phénomène de hiérarchie culturelle, juste qu’il est plus subtil, qu’il se perçoit dans le degré de sélectivité des pratiques.

Pourquoi dites-vous qu’on assiste à une primeur des pratiques culturelles «visibles»…

C’est frappant. On parle beaucoup de crise de l’industrie du disque et de l’industrie du livre. Et c’est vrai que, dans les segments les plus élitistes du marché, il y a effectivement une crise. Depuis vingt ou trente ans, les catégories supérieures lisent moins, en raison d’une disponibilité de temps. Plus largement, les pratiques culturelles les plus ascétiques, qui demandent un investissement en temps important, sont en recul. Mais si les cadres dirigeants lisent moins la Recherche du temps perdu, ils couvrent leurs bureaux d’œuvres d’art contemporain. Une forme de capital culturel qui peut se manifester se porte bien.

Cette repatrimonalisation se constate d’ailleurs à l’échelle de la société. Le pouvoir passe de plus en plus par l’accumulation de richesses matérielles. Et le monde culturel n’échappe pas à la tendance. Ainsi, si le marché de la musique classique ne se porte pas bien pour des raisons générationnelles, les formes mondaines de sa consommation résistent plutôt mieux que sa consommation privative.

Pourquoi constate-t-on un succès des musées et des grandes expositions ?

C’est mystérieux. C’est le seul domaine où le succès ne se dément pas. Quand on regarde les évolutions de la fréquentation des musées et des expositions, on observe une légère réduction des inégalités sur le long terme. Dire démocratisation serait ambigu, car la nature de l’offre s’est élargie depuis quarante ans.

Est-ce un échec de la démocratisation culturelle ?

Je nuancerais. Il y a deux niveaux d’analyse : le social et le territorial. Il ne faut jamais oublier que la politique culturelle de la Ve République a beaucoup été défendue sous l’angle de la démocratisation. Or l’ambition de Malraux et des institutions relevait de la démocratisation territoriale. Sur ce plan-là, le résultat est moins mauvais qu’on voudrait bien le dire. Et si les écarts entre ouvriers et cadres ne bougent pas, pourquoi la culture n’échapperait pas à ce qui existe par ailleurs ? On peut difficilement penser de manière autonome la question de la démocratisation culturelle et la question de la démocratisation sociale. L’écart des conditions de vie des catégories n’a pas beaucoup changé, mais ce n’est pas forcément du ressort des politiques culturelles.

(1) Dernier ouvrage paru : «les Métamorphoses de la distinction : Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui», Grasset (2011).

Frédérique ROUSSEL