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Article 1
En Ukraine, l’Occident a ouvert la Boite de Pandore
Victoria Nuland, l’assistante du Secrétaire d’État US, a expliqué en décembre dernier devant le National Club Press de Washington que les États-Unis avaient investi cinq milliards de dollars afin de « donner à l’Ukraine l’avenir qu’elle mérite. ». C’est ce qu’écrit Paul Craig Roberts sur son Blog. Roberts est un ancien Secrétaire au Trésor des USA et en général il ne raconte pas n’importe quoi. Et j’ai aussi lu que Mme Nuland avait déjà choisi les membres du futur gouvernement ukrainien, une fois que Yanukovic aura été destitué (ou assassiné). L’Ukraine pourra ainsi avoir « l’avenir qu’elle mérite. »
Mais quel avenir l’Ukraine et les Ukrainiens méritent-ils ? Au train où vont les choses, aucun : il n’y aura plus d’Ukraine. Dans le fracas indescriptible des mensonges qui émanent des médias mainstream, la chose essentielle qui manque est la simple constatation que Yanukovic, ce énième « dictateur sanguinaire », a été élu par une large majorité des Ukrainiens. Personne n’avait alors contesté les élections après sa victoire contre Viktor Yushenko, même si la pilule avait été dure à avaler pour ceux qui en avaient financé l’ascension, et qui lui avaient même trouvé une femme. Peu de monde sait en effet que la deuxième épouse de Yushenko s’appelle Katerina Chumachencko, et qu’elle arrive directement du Département d’État américain (en charge des « droits de l’Homme »). Encore moins nombreux sont ceux qui savent que Katerina, avant de faire carrière à Washington, avait été l’une des membres les plus actives et influentes de l’organisation néonazie OUN-B dans sa ville natale, Chicago. OUN-B signifie Organisation des nationalistes ukrainiens de Stepan Bandera.
L’OUN-B, loin d’avoir disparu, a donné naissance au parti Svoboda, dont le slogan est « l’Ukraine aux Ukrainiens », le même que celui utilisé par Bandera lorsqu’il collabora avec Hitler durant la Seconde Guerre mondiale. Du reste, Katerina a dirigé le Comité du Congrès ukrainien, dont l’inspirateur est Jarolav Stetsko, le bras droit de Stepan Bandera. Ce qui revient à dire que le gouvernement américain s’est acoquiné avec les nazis ukrainiens émigrés aux USA avant de placer Katerina dans le lit de Yushenko.
De tout cela, les médias mainstream ne parlent pas. J’ai voulu faire cette digression pour dire que, certes, les Ukrainiens ont parfaitement le droit d’être mécontents de Yanukovic, et d’avoir changé d’idée. Nous aussi, nous avons le droit d’être mécontents de Napolitano, mais cela ne signifie pas pour autant que nous trouvions juste d’assaillir le palais présidentiel à coups de cocktails Molotov d’abord et de fusils-mitrailleurs ensuite. Il est pourtant essentiel de tenir compte de ces faits. Mais le plan, qui ne date pas d’hier, pensé par les États-Unis consiste à faire absorber l’Ukraine par l’Occident. Si possible toute entière.
Ainsi, en 1997, le polonais Zbignew Brzezinski(*), écrivait : « Si Moscou récupère le contrôle de l’Ukraine, avec ses 52 millions d’habitants et ses immenses ressources [énergétiques], la Russie contrôlera à nouveau la Mer noire et ce faisant, retrouvera automatiquement les moyens de redevenir un État impérial. » Voilà donc la raison des cinq milliards de dollars dont parle Mme Nuland. Ces dernières années, après la chute de Yushenko, des dizaines d’ONG, de fondations, d’instituts de recherche européens, américains et canadiens, ont envahi la vie politique ukrainienne. Des noms ? National Democratic Institute, International Foundation for Electoral Systems, International Research and Exchanges Board. Et pendant qu’on “travaillait à la culture”, et que l’on achetait toutes les principales chaines de télévision et de radio du pays, une partie des fonds servait aussi à financer les cellules paramilitaires que nous voyons aujourd’hui place Maidan, des milices qui grâce à ces aides, se sont multipliées.
On voit aujourd’hui l’émergence du Pravij Sector (« Secteur de droite » et « Spilna Prava »), mais le journal polonais Gazeta Wiborcza parle de groupes paramilitaires polonais qui agissent place Maidan. La place pullule également d’agents des services secrets occidentaux : ils l’ont fait en Syrie, pourquoi devraient-ils s’en priver à Kiev ? C’est même bien plus facile : Yanukovic, dictateur sanguinaire, apparait comme bien plus mou que Milosevic, un autre dictateur sanguinaire qui perdit la bataille des urnes au profit d’Otpor (parti fondé et amplement financé par les USA). Tout cela est du déjà-vu. Il reste un seul problème : Poutine n’est pas le premier venu.
Ce que nous avons devant les yeux, est-ce vraiment le « peuple ukrainien » ? Certes, ils sont des milliers, et même des dizaines de milliers à montrer leur rage populaire contre un régime inepte (pas plus inepte, toutefois, que certains anciens amis de l’Occident, comme Kravchuk, Kuchma, Yushenko, ou encore Tymoshenko), mais ceux qui tirent les ficelles sont facilement identifiables, même au travers des images télévisées. Il s’agit de la Galice, auparavant polonaise, et de la Transcarpacie.
Si Yanukovic tombe [c’est fait depuis hier – NdT] et que ces gens prennent le pouvoir, ce sera une diaspora sanguinaire.
Les premiers à fuir seront les russophones de l’est et du nord, les mineurs du Donbass, qui mettent déjà en place leurs défenses. Et immédiatement après, il y aura la Crimée, qui a déjà déclaré de façon pratiquement unanime vouloir rester partie intégrante de la Russie, sans doute aussi pour tenter d’échapper à la furie anti-russe de ceux qui prendront le pouvoir. C’est le début des sécessions, encore difficiles à deviner aujourd’hui, d’où découleront non pas des fronts militaires, mais des représailles sauvages à l’intérieur même de la communauté désormais privée de la solidarité.
L’Europe, en fidèle exécutrice des plans de Washington, a ouvert la Boite de Pandore. Et celle-ci lui explosera bientôt à la figure. Les nouveaux décideurs sont peut-être d’ores et déjà désignés (à condition que Poutine ait la garantie que ne soit pas franchi le Rubicon de l’adhésion [de l’Ukraine] à l’OTAN), mais ceux qui sont descendus dans la rue avec les armes ont une idée de l’Europe bien différente de celle que l’on imagine à Bruxelles. Et les personnes de bonne foi qui ont suivi les néonazis – et ils sont certainement très nombreux – s’attendent à entrer dans l’Europe dès demain. Ils seront terriblement déçus lorsqu’il faudra commencer à payer, et qu’ils ne pourront toujours pas y entrer, car cela n’est absolument pas prévu par les accords de Vilnius.
Le seul commentateur italien qui ait écrit quelque chose de sensé est Romano Prodi, mais il l’a fait dans le New York Times. S’adressant aux Européens, il les a invités à ne pas s’en prendre seulement à Yanukovic, mais à condamner également les rebelles. Et il a ajouté : « Impliquez Poutine [dans les négociations] », puisque toutes les parties ont « beaucoup à perdre et rien à gagner à de nouvelles violences ». C’est juste, mais aussi, très optimiste. Ceux qui ont préparé le festin veulent maintenant passer à table et ne s’arrêteront pas. Et l’hystérie anti-russe est le meilleur plat pour préparer de nouvelles aventures.
Giulietto Chiesa
(par Giulietto Chiesa, vendredi 21 fév. 2014, source IlManifesto, traduction ilfattoquotidiano.fr)
Article 2
Ukraine : en route vers la guerre, abrutis, et tête basse
Résumons la situation : si un certain nombre de mécontents (en droit de l’être, d’ailleurs) prend d’assaut les bâtiments du pouvoir dans n’importe quel pays, les brûle et en prend le contrôle, ils doivent être félicités et encouragés.
C’est ce qui s’est produit ces jours-ci à Kiev, en Ukraine. L’Occident a, d’une voix unanime, chanté les louanges d’un coup d’État violent et sanguinaire, cherchant à faire passer un président élu dans des conditions régulières pour un « dictateur », de surcroit « sanguinaire ».
Mais tout cela ne change rien au contexte, que ce soit face à l’histoire ou aux faits réels.
À partir de cet instant, nous devons tous savoir qu’il n’y a plus aucune défense légale permettant de se prémunir de la subversion organisée de l’étranger contre un pays, quel qu’il soit. Que cela nous serve de leçon, à tous autant que nous sommes.
Tout cela est bien plus grave que l’époque, lointaine, où un président élu à la régulière était renversé et tué lors d’un coup d’État militaire. Il s’appelait Salvador Allende. Il avait remporté haut la main des élections démocratiques. Et il fut renversé, comme on le perçut immédiatement (mais comme cela ne fut prouvé que bien plus tard) par la CIA américaine. Mais à l’époque, la condamnation fut générale. Aucun dirigeant occidental d’alors n’eut le courage ou l’arrogance d’applaudir le général Pinochet.
Aujourd’hui, c’est le contraire : que de chemin parcouru ! Maintenant, on applique des techniques de « renversement de dictateur » élaborées par le grand maitre de la subversion démocratique, Gene Sharp (ci-dessous), aussi surnommé, « le Clausewitz de la guerre non violente. »
L’oxymore vous plait ? Ce n’en est pas un. La tactique consiste à faire se soulever les mécontents. C’est la première étape . De quelle façon ? En achetant les chaines de télévision et les journaux. Autrement dit, en embauchant légalement des centaines de journalistes et de spécialistes de la propagande. En payant les salaires et les primes de centaines de professeurs d’université. En allouant des fonds à des centres de recherche et des fondations qui travailleront à temps plein pour organiser la révolte. Pacifique s’entend, et surtout, au sein de la jeunesse.
La deuxième étape consiste ensuite à passer à l’offensive à travers une série de manifestations. Peu importe qu’elles rassemblent peu de monde. Les médias se chargeront de les amplifier [artificiellement]. Il y aura bien quelques accrochages dans la rue. Ceux-là aussi seront amplifiés par les télévisions locales et les grands médias internationaux. En général, les gouvernements qui se verront qualifiés immédiatement de dictateurs sanguinaires, ne sont pas préparés à y faire face. Ils ne connaissent pas bien les stratégies de communication de l’Occident. S’ils ne répriment pas, ils devront céder rapidement. S’ils répriment, ils feront le jeu des Gene Sharp et compagnie. Les bonnes gens verront du sang et seront persuadés que le dictateur est véritablement sanguinaire. Et les protestations ne feront que croitre, alimentées par le soutien des gouvernements étrangers, tous démocratiques et prospères. Jusqu’à ce que la répression commence vraiment. Mais il sera trop tard, car l’ensemble de la société « civile » se sera alors rangée du côté de la défense de la « démocratie ».
Et c’est à ce moment-là qu’entrent en jeu les groupes paramilitaires (indéniablement nazis, dans le cas de l’Ukraine) qui, entretemps, en toute discrétion, auront été entrainés, armés, formés et nourris par des dizaines de riches fondations américaines ou européennes. Laissons les détails de côté. Et retenons la synthèse que nous a offerte Madame Jane Nuland, assistante du Secrétaire d’État pour les affaires européennes et euroasiatiques du Département d’État américain (et épouse de Robert Kagan, l’un des néocons les plus en vue à Washington) : « Nous avons investi 5 milliards de dollars pour donner à l’Ukraine l’avenir qu’elle mérite ». Voilà qui suffit amplement à comprendre la situation.
Le reste n’est qu’un désastre, dont nous sommes aujourd’hui spectateurs. Une crise mondiale, qui donne la chair de poule. Et la falsification totale des événements, organisée par les médias mainstream occidentaux. Malheureusement, il est fort probable que nous allions vers la guerre. La caisse de résonnance des ignorants et des meneurs devient assourdissante : toute la faute revient aux Russes, et à tous ceux que l’on peut mettre au pilori. La russophobie se combine à l’anticommunisme, même si le communisme n’a absolument rien à voir dans cette affaire, si ce n’est en termes historiques. La foule est suffisamment abrutie pour aller à la guerre, tête basse. Sans même comprendre de quoi il s’agit, ni pourquoi elle y va. Un cas d’école.
Je me demande bien comment il se fait que personne n’a encore eu l’idée de proposer Gene Sharp au titre de Prix Nobel.
De la Paix, bien évidemment.
Giulietto Chiesa, ilfattoquotidiano.it, mardi 4 mars 2014, 13h25
Traduction assurée par ilfattoquotidiano.fr
À lire aussi :
Critique du manuel de Gene Sharp sur « Comment on abat des régimes », Giulietto Chiesa, 15 mars 2012, ReOpenNews
En Ukraine, l’Occident a ouvert la Boite de Pandore, Giulietto Chiesa, 21 février 2014, IlManifesto.it
Article 3 COMMENT on ABAT des REGIMES désignés comme TOTALITAIRES (ou méthode d’autonomie intellectuelle)
Giulietto Chiesa : Critique du manuel de Gene Sharp sur « Comment on abat des régimes » 15 mars, 2012 by GeantVert
En ce 15 mars 2012 qui marque le premier anniversaire du soulèvement populaire en Syrie, et alors que tous nos grands médias, presse, chaines télé, radios, nous font part quotidiennement de toujours plus de victimes civiles et de barbarie de la part du régime de Bachar al-Assad, il est malgré tout difficile d’y voir clair sur ce qui se passe réellement dans ce pays, et de se faire une opinion sur l’authenticité de cette révolte populaire qui semble prolonger les “printemps arabes” de 2010 et 2011. Mais c’est en observant l’usage qui a été fait par le passé et encore récemment des théories du philosophe américain Gene Sharp, l’”inspirateur” de ces mouvements dans les pays arabes – nominé cette année pour le Prix Nobel de la Paix -, mais aussi auparavant dans les pays de l’ex-Union soviétique ou en ex-Yougoslavie, que le journaliste et homme politique italien Giulietto Chiesa nous propose cette analyse du dernier livre de l’octogénaire américain, “De la dictature à la démocratie“, rebaptisé en italien “Comment abattre les régimes“. Les idées humanistes et non-violentes rassemblées dans ce manuel, censées aider les peuples opprimés à renverser leurs dictateurs, sont pour G. Chiesa, largement mises à profit par les puissances occidentales pour fomenter, organiser, soutenir et financer ces soulèvements “légitimes” dans les pays dotés de gouvernements qui ne conviennent visiblement pas aux puissances occidentales et à leurs alliés.
Gene Sharp, le “gourou” des révolutions arabes, comme l’appelle le Nouvel Obs
Comment on abat les régimes
Par Giulietto Chiesa, Megachip.info, le 18 février 2012
Giulietto Chiesa est un journaliste et homme politique italien. Il fut correspondant de presse d’El Manifesto et d’Avvenimenti, et collaborateur de nombreuses radios et télévisions en Italie, en Suisse, au Royaume-Uni, en Russie et au Vatican. Auteur du film “Zéro – Enquête sur le 11-Septembre” et de divers ouvrages, il a notamment écrit sur la dissolution de l’URSS et sur l’impérialisme états-unien. Ancien député au Parlement européen (Alliance des démocrates et libéraux, 2004-2008), il est membre du Bureau exécutif du World Political Forum. Il vient également d’écrire l’ouvrage “Barack Obush” et d’éditer une 2e version du livre Zero à l’occasion du 10e anniversaire des attentats du 11/9 (Zero 2 – Le Pistole Fumanti dell’11 settembre) et a fondé une organisation politique “Alternativa” qu’il promeut au travers notamment de la télévision Internet PandoraTV.
Traduction GV pour ReOpenNews
Il est rare que j’écrive des recensions. En général, quand je n’y suis pas contraint par quelque raison de convenance personnelle ou pour satisfaire les exigences de certaines autorités pressantes, je me prononce sur des ouvrages qui me plaisent ou que je voudrais voir lus par d’autres, soit parce que je pense leur lecture utile, soit parce qu’ils offrent un point de vue original.
Dans le cas présent, le livre dont il est question ne m’a pas plu du tout. Je le trouve même très énervant. Son auteur est clairement quelqu’un de pauvre et de limité (intellectuellement, s’entend), qui se dresse comme un oisillon gonflé d’idéologie – dans le sens de fausse conscience – au-dessus du broyeur de la pensée unique. Un exégète, donc, de la Matrice dans laquelle il a évolué, parfaitement incapable d’en percevoir les limites. Une espèce de nouveau protagoniste d’un « Truman Show », privé cependant de toute possibilité de rédemption.
Mais alors, pourquoi est-ce que j’en parle ? J’en parle – comme aurait dit Leonardo Sciascia[1] – parce que le contexte qu’il représente est extrêmement intéressant, et riche d’informations sur la façon dont on pense, ce à quoi l’on pense, et comment on agit dans les centres de la subversion, ces lieux où sont élaborées les vraies stratégies et les tactiques révolutionnaires des temps modernes. Des temps qui, pour être précis, voient les révolutions être menées par le Pouvoir, et non plus par les révolutionnaires d’autrefois, ou les mythiques anarchistes, ou encore les peuples, les partis, les soviets, ou tout autre nom qu’ils aient portés par le passé, jusqu’au XXe siècle inclus.
Et cela amène d’emblée toute une série de considérations qui sont loin d’être marginales, et qui seront utiles pour ces lecteurs qui pensent encore, justement, en termes de catégories de l’ancien temps ; pour ceux qui, ne s’étant pas mis à jour, ou n’ayant pas fait l’effort de comprendre les changements intervenus dans les rapports de force, dans les dynamiques économiques et sociales, dans les systèmes d’information, dans les technologies de manipulation, continuent d’appliquer la théorie révolutionnaire datant de l’époque de la lutte des classes, telle qu’elle fut décrite et créée à partir de la Révolution française.
Mais ces considérations apparemment marginales, qui sont la véritable raison pour laquelle j’écris ces lignes, pourraient également s’avérer utiles à ceux qui ne se sentent pas l’âme révolutionnaire, n’entendent pas le devenir, mais ont simplement omis d’intégrer mentalement ce qu’est véritablement le Pouvoir. Et, n’étant absolument pas préparés à le faire, sont incapables de comprendre la façon dont le Pouvoir agit pour se maintenir. Avec quelle férocité, un Pouvoir – férocité d’autant intense que le pouvoir est grand – utilise les instruments dont il dispose. Le Pouvoir n’est jamais une affaire d’ amateurs. C’est un métier. Et il agit toujours à la vie et à la mort.
Il est vrai que les intellectuels ont tendance à raisonner en projetant sur les autres leur propre vision du monde. Quand ils le font sur les personnes privées de pouvoir, ils créent toujours des problèmes, mais souvent ces problèmes sont d’une importance secondaire étant donné que les personnes normales n’ont pas de pouvoir. Mais lorsque cette projection s’opère vis-à-vis du Pouvoir, elle peut devenir existentielle, que ce soit pour ceux qui l’effectuent (c’est-à-dire les intellectuels eux-mêmes), ou pour ceux qui y croient, c’est-à-dire les lecteurs de leurs livres, de leurs essais, de leurs articles, de leurs conférences. Si par exemple vous essayez de décrire une lutte politique du Pouvoir contre ses opposants comme s’il s’agissait d’une partie de cartes, vous vous attirerez probablement des ennuis (surtout si vous êtes du côté des opposants au Pouvoir). Car il ne s’agit pas d’un jeu de cartes, et quand il se sent en danger, le Pouvoir se débarrasse, disqualifie, exclut, et quand cela est nécessaire, il tue. Ce léger détail échappe à la plupart des intellectuels et à pratiquement tous les journalistes. Ceux, parmi ces derniers, à qui ces choses n’échappent pas, se rangent généralement du côté du Pouvoir, et arrêtent ainsi de jouer aux cartes eux aussi. Les autres, les plus stupides, continuent de jouer aux cartes, se rendant ainsi utiles, bien souvent, en empêchant les autres de comprendre exactement ce que fait le Pouvoir. Ceci explique parfaitement pourquoi le livre de Gene Sharp a été écrit : précisément pour eux.
Il est clair qu’avec ces catégories d’interprétation auto-référentes, non seulement on ne peut jamais rien gagner, mais il n’est même plus possible de savoir qui attaque, qui défend, où se trouve le champ de bataille et qui sont les parties en présence. Lorsque l’on discute avec ces orphelins de la pensée politique, on se rend bien vite compte que ce vide presque absolu d’analyse les amène souvent à s’imaginer être à l’offensive sur des combats inexistants, alors qu’ils subissent en réalité de cuisantes défaites sur le terrain bien réel où se déroule la vraie bataille, mais d’où ils sont totalement absents. Évidemment, puisqu’ils se trouvent ailleurs. Des moulins à vent, voilà ce que voient ces Don Quichotte du modernisme. La différence entre eux et leur modèle, consiste en un point de détail, mais qui est essentiel : celui de la Manche [le héros de Cervantes – NdT] rêvait pour son propre compte. Alors qu’eux ont été totalement hypnotisés par le Pouvoir, qui les emmène par la main là où bon lui semble.
Le livre, en substance, consiste en une description de comment un Empire mourant devient subversif pour se défendre. C’est un manuel de la “révolution régressive” : la seule révolution existante, qui marquera les dernières décennies avant le crash final de ce système. Lequel, n’ayant plus de futur, est bien obligé de penser à rebours. Et il le fait en utilisant le dernier instrument dont il dispose : la technologie. C’est pour cela qu’il réussit à paraitre moderne aux yeux de millions de jeunes qui, immergés dans le Grand Bain des Rêves et des Mensonges, sont incapables de regarder en dehors et de voir la complexité des manipulations dont ils font l’objet.
L’auteur s’appelle Gene Sharp, et c’est loin d’être un gamin puisqu’il est né en 1928. Ce qu’il a fait jusqu’à aujourd’hui n’est pas vraiment un mystère. Il suffit de jeter un œil sur Wikipedia pour avoir un aperçu de son modeste passé d’agent subversif. Dans cette spécialité, il émerge après une longue carrière dans l’ombre, au travers d’un livre dont le titre original « From Dictatorship to Democracy » nous rappelle immédiatement Francis Fukuyama, l’auteur de la « Fin de l’Histoire ». L’éditeur italien est Chiarelettere[2], une maison d’édition pleine de mérites par ailleurs, mais versant pour le coup elle aussi dans l’idéologie impériale.
Les limites de la « Matrice » sont, comme nous le savons, vastes et gluantes. Sur la dernière page de couverture, l’éditeur italien nous informe que Sharp « passe pour être l’un des principaux inspirateurs des révolutions qui secouent le monde arabe actuellement. » [NdT – Et il est, pour cela, nominé pour le Prix Nobel de la Paix 2012]. Une définition fort réductrice. En réalité, Gene Sharp (ou disons plutôt, son école de pensée, même si ce terme à lui seul donne des frissons) est l’inspirateur de toutes les exportations de la démocratie américano-occidentale des dernières 30 années. De celles déclenchées et qui ont abouti, comme de celles tentées et avortées. Il est bon de le rappeler, car bien que le Pouvoir soit le seul révolutionnaire existant, il n’est pas écrit qu’il réussit toutes les révolutions qu’il tente. Parfois, il les rate. Toujours est-il que Sharp est le prophète, justement, des « révolutions régressives ». Et pour cette raison, il mérite toute notre attention, de nous qui sommes ses victimes, ses cibles.
De lui-même, il raconte : « J’étais à Tien’anmen lorsque les chars d’assaut ont roulé vers nous » (La Repubblica, 17 février 2011). Vous avez compris où il était ? C’était peut-être bien lui le jeune homme qui arrêtait la colonne de chars d’assaut devant l’Hôtel de Pékin. Apparemment cet homme était partout. Il se trouvait là où survenaient des révolutions, [qui poussaient] comme des champignons, surtout depuis la chute de l’Union soviétique. Gene Sharp était certainement aussi ce brave homme au marteau-piqueur qui s’attaquait au fameux Mur de Berlin. C’est de sa palette que sont sorties toutes les couleurs variées des différentes révolutions des deux dernières décennies, de Belgrade à Tirana, de Pristina à Kiev et à Tbilissi. Quand Gene Sharp n’était pas là en personne, on croit comprendre qu’il « inspirait » à distance.
Le livre a été traduit en presque 30 langues, certainement en arabe, russe et chinois. Et en le lisant, on comprend pourquoi : les centres de la subversion regardent déjà en direction de Moscou et de Saint-Pétersbourg, mais aussi de Pékin et de Shanghai. On comprend aussi qu’il contient certaines contradictions, comme c’est le cas pour beaucoup de Best-sellers. La thèse centrale du livre est que chaque dictature peut être renversée, « pourvu que la rébellion naisse de l’intérieur. » Ou plutôt, pourvu qu’elle semble naitre de l’intérieur. Et le pays qui nous vient immédiatement à l’esprit est la Libye. Et aussi, aujourd’hui, la Syrie, ou encore la Russie. En fait, Gene Sharp explique tout de suite que, pour naitre de l’intérieur, si elle n’y parvient pas toute seule, la rébellion doit « être inspirée » par quelqu’un. Voilà : le livre de Sharp est en réalité un manuel pour former les “inspirateurs”. Pour cela – mais Sharp se garde bien de le dire – il suffit d’avoir beaucoup d’argent, des dizaines voire des centaines de millions d’euros. En réalité, ces rébellions surviennent assez fréquemment – du moins jusqu’à aujourd’hui – là où les revenus sont faibles, les plus faibles, et où l’argent devient l’arme principale pour « inspirer ». Sans ce différentiel de richesse, il n’y a pas d’inspiration qui soit. Et le premier conseil que l’on peut donner aux naïfs qui ne savent pas ce qu’est le Pouvoir, est de se demander : comment se fait-il que les inspirés que Gene Sharp recherche se trouvent toujours dans des pays qui souffrent justement de ce différentiel ? N’est-ce pas un fait [établi] que les inspirés sont les intellectuels des pays les plus pauvres ?
Avec les revenus de ce « différentiel » il est possible de financer des milliers de bourses d’études, des subventions de recherche pour des professeurs qui accourront dans les universités britanniques, américaines, françaises, allemandes, dans les think tanks occidentaux, où ils seront éduqués en toute liberté et apprendront à aimer essentiellement les valeurs occidentales, et où il verront s’ouvrir des boulevards pour leurs carrières. Retour au pays en cas de victoire, ou [carrière] à l’étranger en cas de défaite. C’est ainsi que se décline l’aide providentille venue de l’extérieur. Et il existe, depuis maintenant plusieurs décennies, un puissant réseau d’institutions constituées, financées et dédiées spécifiquement à cela. De Reporters sans frontières[3], pour prendre quelques exemples, à tous les Carnegie Endowments for International Peace, les Avaaz, qui recueillent les signatures en tous genres, et qui ressemblent parfois à de véritables centrales missionnaires, moralisatrices, libertaires, écologiques, vertes, et quoi qu’il en soit, toujours très colorées. Il existe aussi, pour cela, des radios comme Free Europe, Radio Liberty, Deutsche Welle, et ainsi de suite. Et aussi des chaines TV satellites, d’innombrables sites Web, farcis de petits “inspirateurs” extérieurs qui transmettent constamment, fouillent, poussent, décrivent les luttes pour les droits humains, pour la démocratie ; qui fixent la cadence des révolutions, des “printemps“, des aspirations à la liberté d’entreprendre, à l’accès au “marché“.
Si par exemple – comme cela s’est produit récemment – le Conseil de sécurité des Nations unies devait voter une résolution condamnant le gouvernement syrien, qui butera sur les vétos russes et chinois, alors l’”inspiration” arrivera à point nommé pour inciter tous les médias occidentaux à annoncer des tragédies dans plusieurs villes syriennes. Le tout, sans que les sources soient vérifiées et les informations confirmées, mais il suffira pour cela de relayer les données fournies par Avaaz, dont on ne sait pas bien d’où elles proviennent -, ou bien celles d’Al Jazeera ou d’Al Arabiya, dont la fiabilité est désormais comparable à celle de CNN, c’est-à-dire nulle. Je n’insisterais pas autant sur ces détails si je n’avais pas vu en personne la façon dont furent financées et organisées les révolutions colorées en Yougoslavie, Ukraine, Géorgie, Tchécoslovaquie, et auparavant en Pologne, avec ce merveilleux prototype de Solidarnosc, qui eut comme “inspirateur” principal, aux niveaux idéologiques et financiers, rien de moins que le Vatican de Jean Paul II – qui fut, pour cela, sanctifié.
Des opérations qui, en Europe centrale, continuent actuellement autour de la “derni dictature“, celle d’Alexandre Lukashenko (ci-contre) en Biélorussie, assiégée par les radios et les télévisions qui, grâce aux financements de l’Union européenne, transmettent depuis les territoires tout juste conquis dans les pays de la Baltique ou depuis la Pologne.
Naturellement, – et là je pense qu’il est opportun de le rappeler pour prévenir les jérémiades de ceux qui voudraient m’accuser de soutenir les dictateurs plus ou moins sanguinaires -dans la plupart des cas, les répressions ont bien eu lien, ou ont lieu actuellement.
Naturellement la corruption et l’absence criante de démocratie dans certains de ces régimes existent et ont existé. Naturellement, il en va de même pour les formes de résistance en faveur des droits de l’Homme, qui méritent toute notre solidarité. Elles existent, et luttent dans un combat inégal contre un Pouvoir bien plus fort qu’elles. Et c’est précisément sur elles que se concentre l’ “inspiration” dont parle Gene Sharp. Et celle-ci peut compter sur une puissance financière illimitée ; mais aussi sur la naïveté des destinataires, qui, contraints comme ils sont de rester sur la défensive, deviennent extraordinairement perméables aux formes les plus subtiles, les plus innocentes, les plus “justifiables” de corruption. C’est exactement en manoeuvrant ce piège qu’agissent les « inspirateurs » comme Gene Sharp et les financiers perchés sur leurs épaules. Et donc, la première chose à faire, pour comprendre ce qui s’est passé et ce qui se passe dans tous les pays situés en bas de l’échelle de ce “différentiel de richesse“, est d’observer l’évolution au sein des mouvements de rébellion : autrement dit, comparer leur situation avant qu’ils ne suivent la “cure” de la part des “inspirateurs“, et après.
Cette analyse ferait apparaitre de bien étranges similitudes entre les transformations opérées par exemple par le mouvement « Otpor »[4], à Belgrade (ci-contre) et dans l’ex-Yougoslavie, et la célèbre, mais désormais défunte « Révolution orange » en Ukraine. Cela démarra avec un vieux photocopieur, pour aboutir à un poste d’enseignant à Harvard. Y résister est difficile, pour ne pas dire impossible. Au début, il s’agit d’inspirations, mais cela devient vite des ordres qu’il est impossible de refuser. Et plus le différentiel est grand, plus il est facile de trouver des dizaines, des centaines, voire des milliers d’inspirés parfaitement sincères.
Hic Rhodus, hic salta[5]. Et c’est à ce moment-là qu’il est important d’avoir le courage et la force de distinguer entre les droits sacrosaints qui sont violés, et les profiteurs politiques étrangers (ou du pays) qui les utilisent à des fins de conquête. Il existe un critère relativement simple pour les différencier. Savoir qui finance. Si par exemple, il y a de bonnes raisons de penser que c’est l’Arabie Saoudite qui achète les armes et paie les soldats, alors on peut être certains que si c’est pour appuyer une révolte, cela ne sert pas les intérêts de la Démocratie et du Droit, mais que cela au contraire soutiendra la barbarie et l’oppression.
Ils vous diront le contraire, bien évidemment. C’est leur métier. Ils y travaillent, 24 heures par jour, tous les jours, et ils sont bien payés pour cela. Les exemples flagrants en sont l’UCK au Kosovo, et la révolte syrienne.
Dans le premier cas, c’est une armée entière qui a été organisée, financée, entrainée, soutenue par une montagne d’argent en provenance de Riyad, Washington, Berlin, et de l’OTAN. Et ce n’est pas un hasard si le gouvernement de Pristina qui en a émergé est un foyer de criminels, dont les mains tachées de sang sont serrées avec enthousiasme à Bruxelles, dans le mépris le plus total de tout principe européen de liberté et de respect des droits humains.
L’autre exemple se déroule en ce moment même, sous nos yeux, en Syrie, où il est évident que nous assistons à un mélange complexe, mais transparent d’aides extérieures aux rebelles, en provenance d’Israël, de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et des États-Unis d’Amérique. Il ne s’agit pas de quelques unités, mais de centaines d’unités, et aussi de milliers de salaires, de dessous de table, de conseillers, d’experts. Et si les conseils ne suffisaient pas, et qu’il fallait avoir recours à la force, ce serait le tour des groupes de mercenaires. Et lorsque ceux-ci arriveront au pouvoir, s’ensuivra une longue trainée de sang, de violences, de vengeances, d’illégalité et d’abus. Nous pouvons donc être certains qu’en cas de chute du régime de Bashar al-Assad, ce qui se produira ensuite ne sera certainement pas synonyme de triomphe de la liberté et des droits humains. Il suffit de regarder ce qui s’est passé, encore une fois, dans la Libye à peine libérée du dictateur sanguinaire Kadhafi, et qui se retrouve aujourd’hui aux mains d’une bande de criminels qui l’étaient déjà avant le début du conflit, mais qui aujourd’hui sont les patrons.
Bref, il suffit d’appliquer la vieille règle du « cui prodest » (à qui profite le crime). Qui n’est pas juste à 100%, mais qui, en politique, fonctionne presque à tous les coups. Évidemment, il convient d’utiliser les précautions d’usage, comme celle de rester attentifs au fait que les organisateurs de ces provocations les élaborent toujours en renversant précisément le principe du cui prodest. Ainsi, la prochaine fois que vous vous retrouvez devant n’importe quel attentat terroriste islamique, il suffira de bien analyser le cui prodest pour en désamorcer [la propagande] qui vous est offerte sur un plateau d’argent. Par exemple, lorsque quelqu’un a assassiné Vittorio Arrigoni, et que vous avez entendu tous les grands médias, à l’unisson, relayer la revendication d’un vague « groupe salafiste » mal identifié mais doté d’un site Internet et de musiquettes révolutionnaires arabes, vous auriez pu immédiatement imaginer que les “inspirateurs” étaient – je prends un exemple au hasard – les services secrets israéliens.
L’édition italienne du livre de Gene Sharp affiche le titre anglais en petites fontes et en propose un autre : « Come abbattere un regime » (Comment abattre un régime), et le sous-titre est un condensé idéologique d’une bonne centaine de tonnes : « Manuel de libération non violente ». Comment ne pas applaudir ? Nous avons ici, nageant en pleine mélasse libertaire, plusieurs contenus complémentaires. Le premier est tout à fait clair : nous sommes la démocratie, la liberté, la vérité. Et donc, nous avons le droit, pardon, le devoir de les insuffler aux autres. Mieux, de leur injecter. Quiconque s’opposera au triomphe de nos idéaux fait partie du « Mal ». Les dictateurs sont tous laids et méchants, et ce sont tous les autres : ceux qui s’opposent au « Bien ». Celui qui ne les combat pas avec suffisamment de conviction est un allié du Mal.
Pourquoi les dictateurs existent, d’où ils viennent, comment ils sont arrivés là, s’ils ont une quelconque légitimité, s’ils sont le produit de leur histoire, qui les a portés au pouvoir, s’ils ont été nos amis et nos alliés, s’il s’agit de chefs d’États ou de gouvernements reconnus par les Nations unies, s’il ont par conséquent des droits reconnus par la communauté internationale, s’ils ont des causes à faire valoir, du point de vue historique ou de gestion de l’urgence, autant de questions qui ne méritent pas même d’être prises en considération. Car ils sont les « oppresseurs des peuples ». Lesquels peuples sont ipso facto intégrés à notre propre système de valeurs. Autrement dit, ils ont [forcément] nos désirs, nos impulsions, nos besoins, nos aspirations. L’Histoire, les différentes histoires des peuples, sont tout simplement et comme par enchantement, effacées. Et l’étape suivante immédiate, est qu’il nous faut imaginer à leur place la forme que devra prendre leur propre gouvernement.
Le deuxième contenu implicite est le suivant : eux, les dictateurs, sont violents ; et nous, les démocrates, devons entre non-violents. Pourvu que, naturellement, le dictateur ne réussisse pas à tenir son peuple en main. Car dans ce cas, étant donné que pour nous, il ne peut pas l’avoir fait sans utiliser la violence, nous sommes alors autorisés à utiliser à notre tour la violence. Ou pour être plus précis, nous sommes autorisés à « inspirer » l’usage de la violence de la part des opprimés et contre le « dictateur » qui, entretemps, aura été qualifié de « sanguinaire » et « auteur de massacres indiscriminés ». Et profitant du différentiel en notre faveur, y compris celui médiatique, nous aurons réussi à faire de notre version des faits la version dominante dans le monde entier. Par conséquent, si violence il y a, ce sera entièrement attribué à la sacrosainte « réaction du peuple » face à la « répression » du dictateur. Etant entendu que cette sacrosainte réaction populaire sera armée et organisée au travers du différentiel en armements, munitions, organisation, information, et technologie. Mais ce seront, malgré tout, les manifestants pacifiques qui utiliseront les armes contre le dictateur sanguinaire et son cortège de brutes. Et les morts seront tous, indistinctement, de pacifiques citoyens faisant partie de la population civile innocente. Il va de soi – est-il besoin de le rappeler – que la population civile comptera effectivement des victimes, et en grande quantité. Mais l’important est que les récits et les vidéos en attribuent la responsabilité exclusive au dictateur sanguinaire et à ses troupes. Qui sont peut-être en effet des brutes sanguinaires, mais qui auront le privilège d’être considérés comme les seuls criminels à agir sur le terrain.
N’oublions pas qu’alors que nous – qui sommes du côté avantageux du différentiel, et qui lisons ces chroniques de toute notre hauteur de vue – applaudissons aux révoltes pacifiques des peuples opprimés par des dictateurs sans scrupules que nous avons décidé de prendre pour cibles, d’autres dictateurs, juste à côté, avec leurs bandes de brutes sanguinaires, continuent en toute tranquillité d’opprimer leurs peuples respectifs, jouissant pour le coup de notre appui et de notre soutien le plus cordial. Ce détail – soit dit en passant – échappe systématiquement à tous ces intellectuels épris des droits de l’Homme et qui sont tout autour de nous. Et si vous le leur rappelez, ils s’énervent immédiatement, vous accusant de changer de sujet. De fait, sortir du récit mainstream signifie pour eux « changer de sujet ». Et, à bien y réfléchir, pour ceux qui connaissent seulement la version mainstream, en sortir ne serait ce qu’un instant signifie effectivement changer de sujet.
Mais ne nous arrêtons pas à cela. A cet instant, le pays virtuel que nous prenons comme exemple se trouve déjà en pleine guerre civile. Le mouvement de protestation a reçu les instructions nécessaires pour frapper le « talon d’Achille » d’un régime particulier. Car Gene Sharp sait très bien que tout régime a ses talons d’Achille qui, s’ils sont correctement identifiés et frappés, permettront de l’abattre. Quelque part, probablement dans un pays voisin, se trouve déjà une avant-garde bien organisée, bien connectée [aux forces internes] du pays en question, convenablement intégrée au système d’information occidental, capable d’utiliser au mieux les réseaux sociaux (qui sont tous contrôlés et supervisés par des centres d’analyse occidentaux).
D’ailleurs, n’est-ce pas un curieux hasard que début 2011, peu après le début du fameux « Printemps arabe », Obama et Hillary Clinton ont convoqué précisément les Chief executive officers des principaux réseaux sociaux, de Google, Facebook, Yahoo, et compagnie ? À vrai dire, ces derniers constituent une évolution technologique récente que Gene Sharp ne prend pas en compte dans son manuel. Le livre a été écrit avant que tout cela soit utilisable à grande échelle, et de ce point de vue, il a prix un bon coup de vieux.
Mais le manuel de Sharp a quand même un mérite, celui de nous aider à mieux comprendre les mécanismes traditionnels, ceux qui ont été utilisés ces dernières décennies et qui – on peut en être certain – ne se démoderont pas. En Syrie aujourd’hui, une fois passée la première phase du lancement de la guerre civile, il n’est plus besoin de feindre que les seuls à se battre sont des manifestants pacifistes armés opposés aux régimes de Bachar al-Assad. Désormais, il est clairement dit que des centaines d’agents américains, sous la direction de David Petraeus, actuel directeur de la CIA, sont occupés à recruter en Irak des miliciens appartenant aux tribus situées aux frontières pour qu’ils viennent combattre en Syrie. La même chose se produit à la frontière turque, où s’activent des militaires en provenance de Benghazi en Libye, dirigés par les leaders fondamentalistes islamistes, et qui, avec l’aide de l’OTAN, ont renversé le régime libyen. Et de la frontière libanaise arrivent les groupes armés du député de Beyrouth, Jamal Jarrah, recruteur de mercenaires pour le compte de l’Arabie Saoudite, un homme qui sert de véritable charnière entre d’un côté le Prince Bandar, et de l’autre – à travers son neveu Ali Jarrah – les services secrets israéliens. Autrement dit, d’un côté les dollars par camions entiers, de l’autre, les meilleurs conseillers miliaires et les systèmes d’espionnage les plus sophistiqués de tout le Moyen-Orient. À cela s’ajoutent les équipes de commandos qui opèrent depuis plusieurs mois déjà à l’intérieur des frontières syriennes, avec l’objectif précis d’assassiner Bachar al-Assad et ses plus proches collaborateurs, de placer des bombes, et de faire sauter les oléoducs.
Tout cela serait évident, si les peuples occidentaux en étaient informés. Mais ils ne le savent pas, car l’histoire est racontée à l’envers. Et les droits de l’Homme de la population syrienne ont déjà été enveloppés dans le même drap que celui avec lequel on a fait taire toute vérité. Et les intellectuels occidentaux, les journalistes, et un certain nombre, peu élevé, de pacifistes, croient la connaitre. L’existence de ce drap, ils ne peuvent même pas l’imaginer. Ils déclament sur le ton de ceux à qui « on ne la fait pas ». Ils se croient plus intelligents – ayant sans doute lu quelque roman policier, voire les ayant écrits – que les professionnels qui travaillent à temps plein pour le compte du Pouvoir, qui lui, n’est pas en train de jouer aux cartes.
C’est d’ailleurs ce qui m’a amené, pour utiliser la métaphore d’un autre jeu – le jeu des Echecs, à faire le saut du cheval. C’est-à-dire d’aller voir ce qui s’était passé, voilà une vingtaine d’années, en Lituanie. Là-bas aussi, dans le Moyen-Orient lointain, il y eut un début de guerre civile, au moment où l’Union soviétique était sur le point de s’écrouler. Les Lituaniens voulaient l’indépendance, et avaient le droit de la demander. Il existait un authentique mouvement populaire qui se battait pour cela. Cela fut suffisant, et tout se conclut par la défaite de l’Empire du Mal. Il y eut une vingtaine de morts à Vilnius, lorsque les troupes russes et le KGB occupèrent la tour de la télévision. L’accusation retomba sur Gorbatchev, sur les Russes, les méchants pour le coup, pointés du doigt pour avoir tiré de sang-froid sur la foule. Cet épisode est devenu l’événement fondateur de la République indépendante de Lituanie, aujourd’hui un des 27 pays de l’Union européenne. Mais nous savons maintenant que toute cette histoire a été écrite par d’autres mains, et pas par celles du « peuple lituanien ». C’est Audrius Butkevicius qui la raconte, lui qui fut ensuite le ministre de la Défense de cette république et qui, le 15 janvier 1991, a organisé la fusillade. Ce fut une opération des services secrets, planifiée, de sang-froid, avec pour but de faire se soulever la population contre les occupants. Je demande au lecteur de prendre le temps de lire la citation extraite de l’interview faite en mai/juin 2000 parue dans la revue “Ozbor“, et republiée récemment dans le journal lituanien “Pensioner”. Cela en vaut la peine, car on y fait une précieuse découverte, qui nous aidera à comprendre plusieurs choses contenues dans le livre qui nous intéresse aujourd’hui.
« Il m’est impossible de justifier de mes actions devant les familles de victimes – raconte Butkevicius, qui a alors 31 ans –, mais je peux le faire devant l’Histoire. Car ces morts infligèrent deux coups extrêmement violents contre deux des bastions les plus importants du pouvoir soviétique, l’armée et le KGB. C’est comme cela que nous les avons discrédités. Je le dis clairement : oui, c’est bien moi qui ai planifié tout ce qui s’est passé. J’avais préparé cela depuis longtemps avec l’Institut Einstein, en collaboration avec le Professeur Gene Sharp qui s’occupait alors de ce que l’on appelait la “défense civile”. En d’autres termes, il se chargeait de la guerre psychologique. Oui, j’ai projeté la manière de mettre en difficulté les troupes russes, de les amener à une situation tellement insoutenable que tout officier russe serait obligé d’avoir honte. Ce fut une guerre psychologique. Dans ce conflit, nous n’aurions jamais pu gagner par l’usage de la force. C’était très clair dans nos esprits. C’est pour cela que j’ai fait en sorte de déplacer la bataille sur un autre plan, celui de la confrontation psychologique. Et j’ai gagné. »
Ils tirèrent depuis les toits voisins, avec des fusils de chasse, sur la foule désarmée. Comme ils ont fait en Libye, comme ils ont fait en Égypte, et comme ils le font en Syrie.
Maintenant vous l’avez compris. Gene Sharp était là, en pensée. C’est lui qui a enseigné à Butkevicius comment vaincre, « en transférant la bataille sur le plan psychologique ». Dommage que le long de cette route, 22 personnes innocentes aient trouvé la mort. Mais « devant l’Histoire », que pourront bien nous raconter nos [chers] défenseurs des droits de l’Homme ?
Le livre de Sharp doit donc être lu avec un éclairage un peu différent. Et sous cet éclairage, c’est une œuvre absolument géniale. Elle a été écrite précisément pour les jeunes générations, qui sont désormais privées de toute mémoire historique, et sont homologuées, standardisées par la télévision, prises au piège des réseaux sociaux, qui n’ont jamais fait de politique, et qui sont vierges de toute forme d’organisation. C’est pour cette raison que le livre est écrit dans un style d’une simplicité déconcertante, pour pouvoir être compris par l’adolescent ou l’adolescente du collège : pour les familiariser avec les luttes politiques et psychologiques rendues possibles par les temps modernes, mais de telle façon qu’ils ne soient pas en mesure de comprendre ce qu’ils sont en train de faire ni pour qui ils le font. C’est un manuel pour organiser la « subversion de l’intérieur », dans tous les pays autres que ceux d’Amérique et d’Europe ; pour armer, avec la « non-violence » les cinquièmes colonnes qui doivent faire tomber les régimes réfractaires au « consensus de Washington ».
Cette opération a un seul « talon d’Achille ». Que l’on pourrait voir comme un phare dans la nuit si l’on pouvait écarter cet épais rideau : l’axiome indiscutable que « nous sommes la démocratie ». Nous comprendrions immédiatement que la rébellion « non violente » suggérée par Sharp, pourrait parfaitement être retournée contre nos propres oppresseurs « démocratiques », qui ont transformé la démocratie en une cérémonie manipulatoire et vidée de tout sens. Nous pourrions nous aussi mettre à profit tous les conseils de Sharp : ridiculiser les fonctionnaires du régime, organiser des marches, boycotter certains produits, mettre en place la contestation généralisée et la désobéissance civile. En réalité, à bien y réfléchir, merci M. Sharp, mais nous le faisons déjà. Sauf que pour nous soutenir, nous n’avons pas l’argent de l’Amérique. Et nous pouvons, nous aussi, comme le fait Sharp, citer le député irlandais Charles Stewart Parnell (1846-1891) « Unissez-vous, mettez les plus faibles entre vous, organisez-vous en groupes. Et vous vaincrez. » Mais notre démocratie est bien plus sournoise que les dictatures. Et nous devons savoir que, lorsque nous commencerons à l’abattre, pour en construire une vraie, en revenant peut-être [aux valeurs] de notre Constitution, nous n’aurons absolument aucune aide de l’extérieur.
Giulietto Chiesa
Traduction GV pour ReOpenNews
Notes ReOpenNews :
- Leonardo Sciascia : Député européen et romancier italien. Romancier, nouvelliste, critique et polémiste, auteur de pièces de théâtre, éditeur, Sciascia devient vraiment un personnage incontournable des scènes culturelles et politiques internationales à compter de la sortie de son essai ‘L’ Affaire Moro’ en 1978. Source http://www.evene.fr/celebre/biographie/leonardo-sciascia-5001.php
- Le livre de Gene Sharp est paru en France chez Flammarion sous le titre “De la dictature à la démocratie“
- Reporters Sans Frontières : Voir l’article du Grand Soir : “L’UNESCO exclut Reporters Sans Frontières, affiliée à la CIA, pour ses “méthodes de travail” controversées“
- Otpor : le mouvement qui fit tomber Slobodan Milosevic, largement inspiré des théories de Gene Sharp
- Hic Rhodus, hic salta (Voici Rhodes, saute !). La phrase se trouve dans une des fables d’Ésope, où un athlète vaniteux assure qu’il a fait un saut extraordinaire alors qu’il était à Rhodes, et ajoute qu’il peut produire des témoins ; à quoi l’un de ses auditeurs réplique qu’il n’est pas nécessaire d’interroger des témoins : il suffit qu’il refasse le saut là où il est.
A lire absolument :
- Libye : les limites de la théorie de la non-violence de Gene Sharp par Ahmed BENSAADA, sur Le Grand Soir, le 21 septembre 2011
- Gene Sharp, stratège des “révolutions de couleurs” (jeunes-en-opposition-à-un-méchant-dictateur,non-violentes,etc.) par Pablo Gonzalez, le 12 mars 2012
- Rapport du Centre international de Recherches et d’Études sur le Terrorisme & l’Aide aux victmes du Terrorisme (CIRET-AVT) : Syrie : Une libanisation fabriquée (janvier 2012)
Et aussi :
- Syrie. Premier anniversaire du soulèvement populaire Source Ouest-France, le jeudi 15 mars 2012
- Obama et le Pentagone préparent les plans de guerre contre la Syrie par Bill Van Auken, InternationalNews, le 9 mars 2012
- The Telegraph : 13 officiers français capturés par l’armée syrienne par Henry Samuel, Paris, et Amy Willis, The Telegraph, le 5 mars 2012
- Le soldat Bradley Manning nominé pour le Prix Nobel de la Paix Source : New York Daily News, le 27 février 2012
- BBC News : Au cœur de la mission spéciale pour abattre Kadhafi par Mark Urban, éditeur de Diplomatic and Défense, Newsnight, pour BBC News, le 19 janvier 2012
- L’OTAN et la CIA arment en cachette les rebelles syriens afin d’affaiblir l’Iran par Daan de Wit, DeepJournal, le vendredi 27 janvier 2012
- La Résolution 1973 et l’intervention en Libye sont-elles légales ? par Hans Köchler, sur Mondialisation.ca, Le 29 mai 2011
- L’OTAN aurait-elle oublié l’objet de sa mission en Libye ? par Pierre Piccinin, mondialisation.ca, le 2 septembre 2011
- La France arme les forces anti-Kadhafi par Julie Hyland. WSWS, le 4 juillet 2011
- Ennemis de l’OTAN en Irak et en Afghanistan, alliés en Libye par Webster Tarpley, sur VoltaireNet, le 21 mai 2011
- Des chefs rebelles anti-Kadhafi reçus par Sarkozy sur TF1News, le 20 juillet 2011
- Kadhafi chez Larry King : « al-Qaida se trouve à New York » Source : vidéo publiée par CNN, octobre 2009
- Terrorisme : La véritable histoire de Lockerbie par Massimo Mazzucco paru sur LuogoComune.net le 2 octobre 2009