Crise de la démocratie : ça bouge…

Que peut-on envisager et sur quoi s’appuyer pour transformer les règles du jeu de la démocratie politique ? Voici quelques pistes.

par J Gadrey

D’abord, il faut prendre la mesure du rejet populaire du système politique actuel, profondément non démocratique. Les idées favorables à un renouvellement radical sont plus puissantes que ce qui transparaît à la télé, à la radio ou dans la presse des grands actionnaires. Les indices abondent d’un désir collectif de reprise en main citoyenne des règles du jeu politique. Les sondages n’en reflètent qu’une partie, pas la plus importante, mais commençons par eux. Voici l’un des plus récents et des moins douteux (questions assez claires posées régulièrement au fil des ans, etc.). Cliquer sur l’image pour l’agrandir. Les résultats, impressionnants, se passent de commentaires

democratie-enquete

Ces résultats convergent avec ceux d’enquêtes régulières (dont celles du CEVIPOF sur la confiance que nos concitoyen.ne.s font à diverses institutions ou organisations. Les partis politiques y sont régulièrement bons derniers, avec des scores déplorables, loin derrière tous les autres. Cela peut d’ailleurs expliquer en partie l’espoir, selon moi illusoire, d’un sauveur « au dessus des partis ».

LES CHOSES BOUGENT

Dans ce domaine comme dans celui de la transition écologique, le principal motif d’espoir réside dans la multiplication d’initiatives concrètes de la société civile et de collectifs de citoyens. Des initiatives pouvant, peut-être, faire tache d’huile, converger, et bousculer aussi bien l’establishment politico-médiatique que l’oligarchie économique et financière. Même si elles ne sont pas toutes de même nature ni toujours faciles à concilier, des points communs essentiels existent. En voici une liste qui est loin d’être exhaustive et qui n’est pas du tout hiérarchisée. Je l’avais mise au point avant que les « Nuits debout » existent. Je les évoquerai évidemment, car c’est potentiellement important.

Commençons par la démocratie locale, le plus souvent municipale. Au cours des dernières années, deux expériences de démocratie locale en France, sans équivalent au cours des dernières décennies sous l’angle de l’intervention citoyenne effective, sont sans doute depuis 2014 celle de Grenoble (voir ce lien), et celle de Saillans, un petit bourg de la Drôme de 1.200 habitants (voir ce lien). Cela fait bien peu à l’échelle nationale, mais ce phénomène nouveau fait beaucoup parler de lui et donne des idées à des collectifs citoyens qui ne supportent pas plus les barons locaux que les Présidents monarques.

Mais d’autres expériences de « villes en transition » (ou villages) constituent des avancées démocratiques récentes dans la mesure où nombre d’entre elles sont véritablement portées par des groupes de citoyens (voir ce lien). Ce phénomène a commencé à concerner des territoires plus vastes, dont la biovallée, dans la Drôme.

Venons-en aux mouvements, collectifs et associations militantes mettant la question démocratique au cœur de leurs préoccupations. En se limitant à ce qui a émergé ces dernières années (mais il faudrait parler de cas plus anciens, comme le mouvement des Colibris, dont le fonctionnement repose sur des principes sociocratiques, principes dont il a déjà été question sur ce blog), je citerai le réseau Alternatiba, qui s’est beaucoup développé en peu de temps, et sa base arrière au pays Basque, l’association Bizi!. Leur créativité est à la mesure de leur dynamisme démocratique, et par exemple ils ont imaginé pour le 1° mai à Bayonne une « manif de riches », avec des slogans que ne renieraient pas mes amis lillois de « l’église de la très sainte consommation », dont ceux-ci : Moins d’ASSEDIC, plus de domestiques ! De l’argent il y en a, dans les poches du salariat !

Depuis plusieurs mois, un collectif jeune a lancé le mouvement « Les jours heureux – Le pacte » http://lesjoursheureuxlepacte.fr/. De même que le film « Merci patron » a pu faire partie des étincelles allumant « Nuit debout », de même c’est ici le film « Les jours heureux » de Gilles Perret qui a été une référence, et bien entendu le programme, portant ce même titre, du Conseil National de la Résistance (CNR). Ces jeunes, initialement une douzaine réunis dans une petite ferme au pied du Vercors un week-end de décembre 2015, ont réussi à associer une quarantaine d’auteurs très divers (voir la liste ici ) à la rédaction d’un « pacte » qu’ils ambitionnent de faire signer à partir de l’automne à un million de citoyen.ne.s et de mettre en débat par le biais d’événements festifs. Leur principe de gouvernance interne est, à nouveau, la sociocratie. Ils sont également présents et actifs dans les Nuits debout.

Du côté des intellectuels engagés ou impliqués, il faut citer, pour ce qui est des sciences humaines et sociales, le groupe des « convivialistes » coordonné par Alain Caillé. La moyenne d’âge est sans doute plus du double de celle des animateurs des jours heureux ou des Nuits debout, mais finalement les idées se rejoignent. Ils préparent eux aussi leur projet, qui s’appellera « Eléments d’une politique convivialiste » et doit être publié prochainement comme texte collectif, chacun des 65 auteurs ayant été invité à présenter en une page trois propositions. Le tout sera précédé d’une introduction développée que je trouve inspirée.

L’OVNI le plus récent et peut-être le plus important est celui des « Nuits debout ». On ne peut qu’être impressionné par sa résistance et sa créativité, n’en déplaise aux esprits chagrins, à des élus, partis ou médias que tout cela perturbe fortement vu que c’est une remise en cause radicale de leur pouvoir. Je n’en dirai pas plus car d’une part ce serait un sujet en soi et, d’autre part, quatre de mes amis ont écrit pratiquement ce que je pense de « ce que peut Nuit debout » dans une tribune publiée par Attac. Par ailleurs, Caroline de Haas a parfaitement critiqué dans Le Monde du 19 avril ces élites, élus et médias prêts à monter en épingle le moindre incident de parcours pour tenter de discréditer un mouvement porteur d’espoir qui « vaut mieux que ça ». Voir aussi cet entretien éclairant avec Sandra Laugier.

Bien d’autres mouvements citoyens ont vu le jour au cours des années récentes ou des derniers mois. Pour un tour d’horizon (incomplet) on peut consulter ceci http://tinyurl.com/hk627jm ou se reporter au site d’un commentateur de mon précédent billet où il tient tous les mois un « tableau de bord des émergences politiques »
y compris sur la base d’un classement intéressant mais un peu (trop) marketing de leur « visibilité ». On y trouve 22 « mouvements », plus Nuit debout. Il faudrait y ajouter les mouvements locaux liés à des ZAD en divers lieux, dont bien entendu Notre Dame des Landes.

Certains de ces mouvements sont nés dans la perspective pour l’instant bouchée de l’élection présidentielle de 2017, d’autres en sont plus indépendants. On trouve aussi des mouvements ou appels préconisant le boycott militant de cette élection. http://tinyurl.com/hchr82a

Pour être plus complet, je devrais mentionner, au titre de la reprise en main par les citoyens de la vie de la Cité, la dynamique des associations citoyennes et des coopératives (progression constante des Scop et des Scic), Amap et agriculture paysanne militante (la première Amap date de 2001, on en comptait 1.600 en 2012), énergies renouvelables coopératives, finance solidaire (en plein essor), échanges locaux et monnaies locales, et bien d’autres manifestations de ce type marquées par l’initiative de la société civile et une forte exigence démocratique.

En mars dernier, un rassemblement de 90 porteurs d’initiatives ou acteurs semblables s’est tenu à Vogüé (Ardèche) pour des « Etats généraux des initiatives de réappropriation du pouvoir citoyen », sans aucune personnalité intellectuelle ou associative. Il a adopté à l’unanimité un communiqué dont voici un extrait :

« Les présent.e.s partagent le constat de l’urgence de secouer la politique pour faire antidote à la spirale infernale de l’abstention et de l’extrémisme, et d’une manière générale au dysfonctionnement de notre démocratie. Ce constat commun crée les conditions de l’ouverture du chantier de la structuration du mouvement citoyen existant et à venir dont notre démocratie a l’urgent besoin… Le chantier est immense et aucun des fondamentaux de la République n’échappera à cette dynamique (éducation populaire, assemblées locales citoyennes, actions de terrain, élections municipales, législatives et nationales). »

Ce dernier exemple me conduit à reproduire une citation de Paul Ricoeur datant de 1991 (Le Monde du 29 octobre). Elle m’a été envoyée par un ami : « Il ne s’agit pas de nier l’existence de domaines où des compétences juridiques, financières ou socio-économiques très spécialisées sont nécessaires pour saisir les problèmes. Mais il s’agit de rappeler aussi, et très fermement, que, sur le choix des enjeux globaux, les experts n’en savent pas plus que chacun d’entre nous. Il faut retrouver la simplicité des choix fondamentaux derrière ces faux mystères. »

CONCLUSION : des « chercheurs en démocratie » pour nourrir l’expertise citoyenne ?

Les processus démocratiques, ce sont aussi des règles élaborées ensemble, des façons de délibérer et de décider, des modes de représentation des citoyen.ne.s et des mandats dans les cas où tout ne peut pas se régler en direct au sein de petits collectifs, des modalités de contrôle des représentants, bref des modes d’organisation. Les collectifs citoyens ont besoin de détenir des connaissances sur ces questions comme sur d’autres. Des connaissances qu’ils sont capables, pour l’essentiel, de produire eux-mêmes, quitte à s’inspirer, pour une part, de travaux de chercheurs, en écartant fermement le risque de confier leur jugement à une « expertocratie de la démocratie ».

Voici, sans développer, et sans être exhaustif, quelques noms de chercheurs français dont on trouve des travaux en ligne et dans leurs ouvrages : Yves Sintomer, Loïc Blondiaux, Antoine Bevort, Sandra Laugier (déjà citée) et Albert Ogien, Dominique Rousseau et Jacques Testart.

Un dernier indice : dans le sondage par lequel j’ai commencé ce billet, 1) 96 % des personnes estimaient souhaitable d’avoir « des élus beaucoup plus souvent issus de la société civile » (il n’y avait pas de question sur l’introduction du tirage au sort), 2) 91 % estimaient qu’il faut « prendre beaucoup plus souvent l’avis des gens par des référendums, pétitions citoyennes, etc. », et 3) 91 % souhaitaient « interdire totalement le cumul des mandats ».

les derniers articles de Jean Gadrey et merci à lui !