Retraites : les curieuses thèses de Bernard Friot (1)

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Retraites ….et croissance

Bernard Friot est un économiste-sociologue connu, prolifique, engagé, très sollicité. Il suscite un grand enthousiasme chez certains militants de gauche. Nous avons beaucoup de points communs, lui et moi : nous publions des textes dans les mêmes journaux et revues ou presque, nous sommes invités par des collectifs semblables, nous refusons de considérer que les retraités sont des « inactifs », valorisons le travail de soin, défendons la retraite par répartition et le système des cotisations sociales, estimons qu’il faut s’intéresser beaucoup plus à la qualité et à la qualification du travail.

J’ai lu dans le passé et plus récemment des livres et articles de lui, dont « l’enjeu des retraites » et « l’enjeu du salaire », ainsi que des controverses suscitées par ses idées. Voir, très récemment, cet intéressant entretien dans l’Humanité. Et pourtant je n’en ai jamais parlé sur ce blog, ni ailleurs, parce que je n’accrochais pas, et parfois je ne comprenais pas. Poussé par un ami de longue date, m’interpellant dans un commentaire de blog, je me suis dit qu’il fallait que je prenne le temps de comprendre pourquoi je ne comprenais pas. D’où ce billet et le suivant, où j’exprime mon désaccord sur certains points clés. Vous pouvez aussi lire les controverses, accessibles en ligne, entre B. Friot et JM Harribey, que l’on retrouve dans le livre récent de ce dernier aux pages 375-383, ou la critique marxiste d’Alain Bihr que m’a signalée Michel Husson.

Je remercie vivement plusieurs ami-e-s et proches qui ont accepté de réagir à une première version de ce texte : Pierre Concialdi, Christiane Marty, Nicole Gadrey. Selon la formule consacrée, je reste seul responsable des analyses que je défends.

Je commence dans ce billet par deux critiques : 1) les scénarios de B. Friot sur les retraites s’effondreraient si la croissance n’était pas au rendez-vous des décennies futures ; 2) il commet des contresens sur le PIB et la croissance, et ses ordres de grandeur sont inexacts, ce qui affecte ses postulats les plus importants. J’évoquerai dans le prochain billet sa thèse majeure, non liée au PIB et à la croissance, celle de la retraite comme salaire associé au travail des retraités.

LE PRÉALABLE DE LA CROISSANCE

Je cite ci-dessous un argument clé de B. Friot, qui séduit beaucoup, y compris dans ce sketch de l’humoriste Frank Lepage, dont Friot est la source d’inspiration. Un sketch excellent, mais malheureusement entièrement fondé sur la métaphore du gâteau qui grossit sans cesse (voir mon billet). J’adore pour ma part cet autre sketch, sur la « langue de bois ».

Voici une citation (source) de B. Friot (entre bien d’autres qui disent la même chose) : « On oublie toujours, quand on raisonne sur l’avenir des retraites, que le PIB progresse d’environ1,6 % par an en volume, et donc qu’il DOUBLE, A MONNAIE CONSTANTE, EN 40 ANS. C’est pourquoi nous avons pu multiplier par 4,5 les dépenses de pensions depuis 1960 tout en doublant presque le revenu disponible pour les actifs ou l’investissement. Nous pourrons évidemment plus que tripler les dépenses de pensions d’ici 2040 sans que cela empêche le reste du PIB d’être multiplié par 1,8 ». Inutile d’expliquer pourquoi, dans les débats publics, cet argument fonctionne auprès de ceux et celles qui font confiance à son auteur : tous les problèmes de financement semblent disparaître avec la croissance à l’infini.

Ceux qui consultent de temps en temps mon blog, ou ceux qui ont lu mon livre « adieu à la croissance », n’ont pas besoin que je leur fasse un dessin pour expliquer mon désaccord, à nouveau et longuement explicité dans quatre billets de mars 2013 « PIB, croissance, politiques publiques, retraites ».

La perspective d’un doublement du volume du PIB d’ici 2050 est selon moi désastreuse sur le plan écologique donc humain. C’est condamner les retraités du futur autant que les générations à venir à vivre dans un monde invivable, avec un « gâteau » de plus en plus empoisonné. Si « l’enjeu des retraites » selon Friot passe par cette hypothèse, je ne peux pas en accepter les conclusions. Dans ses deux livres cités au début de ce billet, je n’ai pas trouvé une seule allusion à l’écologie, à la crise écologique, comme si c’était hors sujet ou sans importance pour penser les retraites, c’est-à-dire les décennies à venir.

Mais ce n’est pas tout. Car ce culte de la croissance s’accompagne d’inexactitudes sur les concepts et sur les ordres de grandeur.

LA CROISSANCE NE S’EXPLIQUE PAS PAR CELLE DU SECTEUR « NON CAPITALISTE »

Nouvelle citation, extraite d’un article du « Sarkophage » de septembre 2012 :

« Notre PIB, comme celui des pays de l’Ouest européen, double tous les 40 ans. Contrairement à une idée reçue, ce sont les services publics et la protection sociale qui expliquent cette croissance, et c’est leur stagnation depuis plus de vingt ans qui explique la récession durable dans laquelle nous sommes ». Dans la suite de l’article, B. Friot s’en prend à « la course folle aux gains de productivité ».

Puis il expose sa thèse centrale : « le doublement du PIB s’explique donc aussi par la montée en puissance d’une production de valeur qui ne relève pas de la mesure capitaliste de la valeur : celle des fonctionnaires des administrations, reconnue par l’impôt, celle des soignants des services de santé, reconnue par la cotisation maladie, celle des chômeurs, reconnue par l’indemnité journalière, celle des parents, reconnue par les allocations familiales, celle des retraités, reconnue par les pensions ».

Je ne partage pas les idées précédentes, à l’exception de la « course folle aux gains de productivité », mais elle est contradictoire, on va le voir, avec l’objectif de la croissance sans fin. Commençons par la première idée : une bonne partie, non quantifiée par Friot mais jugée très importante, de la croissance passée, s’expliquerait par celle du secteur non marchand ou non capitaliste (administrations publiques, santé et éducation, services sociaux). C’est inexact, quels que soient les indicateurs utilisés.

Il est vrai qu’une tendance historique existe à une progression de la part de la valeur ajoutée du non marchand, liée à l’expansion de « l’état social ». C’est le graphique suivant. En passant, il ne confirme pas une « stagnation depuis plus de 20 ans », mais seulement un ralentissement de la progression. On peut cliquer sur le graphique pour l’agrandir.

Au total, la part de la valeur ajoutée « non capitaliste » est passée de 12 % en 1949 à 20 % au milieu des années 1980 et 22 à 23 % ces dernières années. Environ dix points de PIB de plus en 63 ans. C’est non négligeable, mais on est loin de l’explication figurant au début de la citation reproduite. On en est encore plus loin avec le graphique suivant, qui porte sur des évolutions en volume, celles-là même que Friot met en avant dans ses discours sur le doublement du PIB tous les quarante ans. La valeur ajoutée en volume de l’ensemble des branches a fortement progressé : elle a été multipliée par 7,4 ! C’est bien plus qu’un doublement tous les quarante ans. Mais celle des services baptisés « principalement non marchands » n’a été multipliée dans le même temps que par 4,4, beaucoup moins. Il est donc impossible d’affirmer que c’est le non marchand qui a « tiré » une bonne partie de la croissance globale. On pourrait même dire qu’il l’a freinée, fort heureusement d’ailleurs.

. CONFUSION ENTRE VALEUR ET VOLUME

D’où vient cette erreur de diagnostic ? D’une confusion, assez fréquente, entre le PIB en valeur et ses variations en volume (ou « à prix constants »). Ce dernier paragraphe étant plus technique, les lecteurs que cela ennuie peuvent l’ignorer sans grand dommage.

A priori, on se dit en effet que si le secteur non marchand a gagné 10 points de PIB en 63 ans, c’est une belle contribution à la croissance, ce qui validerait en partie le postulat de Friot. Mais c’est inexact, parce que parler de contribution à la croissance, telle qu’elle est définie et mesurée partout, c’est parler volumes et pas valeur relative. Une branche comme l’agriculture a vu sa part dans la valeur ajoutée totale passer de 19 % à moins de 2 % au cours de ces 63 ans : 17 points de PIB en moins. Et pourtant, elle a contribué positivement à la croissance globale en volume : sa propre valeur ajoutée en volume a été multipliée par 3,8, presque autant que celle du non marchand !

Cela conduit logiquement à évoquer les gains de productivité, dont Friot écrit à juste titre qu’ils ont fait l’objet d’une « course folle », sans réaliser que ce sont eux qui expliquent statistiquement la croissance passée, à environ 80 % (voir ce lien), le second grand facteur étant la croissance du volume total de travail dans l’économie monétaire. Les services non marchands jouent un rôle mineur dans tout cela, et il est certain que leur « résistance » aux gains de productivité en fait de piètres candidats pour entraîner un doublement de la croissance en 40 ans…

Je n’entre pas ici dans ma propre contestation de la façon dont on mesure les gains de productivité et la croissance dans les services, en particulier les services non marchands, vu que Friot n’aborde pas le sujet. On peut se reporter à mes billets déjà cités « PIB, croissance, politiques publiques et retraites ».

À suivre dans le prochain billet, dans quelques jours.

Mais voici un lien vers la réponse de B. Friot à ce premier billet