La catastrophe anthropologique en marche.

Le capital met à mal le genre humain tout autant que la planète

Personne ne peut plus ignorer l’état alarmant de notre planète, et rares ceux qui ne voient pas ou ne veulent pas voir la responsabilité écrasante du capital et de sa folle course au profit maximum dans les ravages du productivisme en cause. C’est un grand mérite du mouvement vert en sa diversité d’avoir construit cette prise de conscience et d’initiative digne des plus grands efforts qui s’appelle la cause écologique.

Mais nous trouvons stupéfiant que tarde la prise de conscience et d’initiative de même ampleur qu’appelle de criante manière cette autre catastrophe partout engagée par la frénésie capitaliste de profit maximum : l’état non moins alarmant dans lequel elle met le genre humain lui-même et ses valeurs civilisées. Il est urgent de se mettre à construire avec tout autant de dynamisme la cause anthropologique (1).

Certes les dénonciations ne manquent pas au jour le jour pour alerter l’opinion contre tel ou tel des incessants attentats à l’humanité du genre humain, qu’il s’agisse du traitement scandaleux des travailleurs ou du drame des migrants, des inégalités insupportablement imposées aux femmes ou des atrocités guerrières, du révoltant chômage de tant de jeunes ou de la honte meurtrière des racismes, et tant d’autres choses encore. Mais, pas plus que la catastrophe écologique, la catastrophe anthropologique en marche ne se réduit à une addition de dommages séparés. Toutes deux ensemble sont des désastres affreusement globaux dus à une maltraitance générale de la nature et de l’être humain, et on ne peut y parer sans que soient bien comprises cette globalité et sa source – la malfaisance croissante d’un capitalisme en fin de règne.

Il est donc de toute urgence de se mettre à construire la cause anthropologique comme affaire cardinale de notre temps, en connexion avec la cause écologique. La construire, c’est en ­premier la penser, et il y a immensément à faire. Les écologistes ont dégagé les rubriques maîtresses de la mise à mal de la planète, préalable essentiel de toute réaction efficace – réchauffement climatique, épuisement des ressources, invasion des déchets, destruction de la biodiversité… Nous proposons de penser la mise à mal du genre humain civilisé sous ces autres rubriques maîtresses, qui ont vocation à être autant de chantiers majeurs dans la grande initiative de son sauvetage (2) :

1. La marchandisation universelle de l’humain – c’est le drame de base. Aujourd’hui tout s’achète en l’homme, de la conscience à l’embryon, et cela sous diktat financier où il tend impitoyablement à être traité en simple chose monnayable. Exemple majeur : le massacre généralisé du travail et de sa qualité, que le capital traite comme réductible à un coût, quand il est une dimension cardinale de nos vies. Des crimes contre l’humanité de cette sorte se multiplient.

2. La dévalorisation de toutes les valeurs, effet de la tendance obsédante du capitalisme à réduire tout ce qui vaut à une valeur marchande, réduction qui volatilise les dimensions civilisées de ce que nous estimons valoir. La dictature de la valeur d’échange est mortelle pour la valeur d’usage. D’où la dramatique déchéance du respect de la nature comme du travail, et de bien d’autres choses essentielles comme la politique.

3. L’évanouissement accéléré du sens, c’est-à-dire du pour quoi de notre vie personnelle et notre histoire commune. Le capital a toujours été exploiteur sans scrupule, mais jadis il a eu de grands buts historiques. Il n’en a plus aucun aujourd’hui, ce qui le fait courir n’étant plus que le taux de profit. Règne du non-sens généralisé qui pousse à la quête éperdue de sens artificiel, à la prolifération de toutes les drogues, l’exaspération de toutes les croyances.

4. L’ensauvagement sans rivage. Après les violences du XXe siècle, la mondialisation néolibérale nous promettait une pacifique fin de l’histoire. C’est tout le contraire : jamais nous n’avions connu autant de guerres atroces, de brutalité sociale, de barbarie répressive, d’horreurs au quotidien. Nous voici, tragique constat, en route vers une décivilisation où ne semble même plus impossible une disparition cataclysmique du genre humain.

5. Pour couronner le tout, le capitalisme en bout de course tire le verrou derrière lui, mettant ses immenses moyens à empêcher l’ouverture de passages vers un postcapitalisme rendant sens et vigueur à l’espoir historique. Après lui, le déluge. C’est vraiment le crime des crimes.

De tout cela sont à tirer selon nous des conclusions capitales. La première est que s’occuper activement de la cause écologique en méconnaissant l’urgence non moindre de la cause anthropologique constitue une faute stratégique majeure : on ne sauvegardera pas la planète sans sauvegarder aussi le genre humain, et réciproquement.

La deuxième est que la question politique se formule aujourd’hui ainsi : il faut sortir du capitalisme avant qu’il achève de détruire l’habitabilité de la Terre et la civilité de la société humaine. Ce qui veut dire que l’ordre du jour est à la révolution anticapitaliste – mettre la barre moins haut est en fait se résigner à une catastrophe potentiellement finale déjà largement en route.

La troisième est que dans les conditions si neuves d’aujourd’hui la révolution ne peut se faire que tout autrement qu’hier – il s’agit de mettre en œuvre avec grand esprit de suite et de lutte un réformisme révolutionnaire sur les contenus et formes duquel importe extrêmement de réfléchir et débattre tout en commençant d’agir.

Et la quatrième est qu’un réformisme révolutionnaire appelle une forme d’organisation elle-même foncièrement neuve. On ne fera pas la révolution d’aujourd’hui avec la forme parti verticale d’hier. Du pain sur la planche.

(1) Appel y était lancé il y a plus de six ans par l’article de Lucien Sève « Sauver le genre humain, pas seulement la planète » (le Monde diplomatique, novembre 2011). (2) Nous résumons ici à l’extrême ce qu’expose le premier des sept entretiens de notre livre Capitalexit ou catastrophe. La Dispute, 2018.

Par Jean et Lucien Sève, historien et philosophe.
Vendredi, 4 Mai, 2018
L’Humanité