À bas le pouvoir d’achat ?

Les syndicats (ex-)rouges sont pour le pouvoir d’achat. Les syndicats jaunes itou. La droite et l’extrême-droite idem. Point commun avec la gauche et l’extrême-gauche. Et M. Leclerc, Mme Carrefour, etc. « Le pouvoir d’achat doit croître ! » Pour une société écologique, vous repasserez ! C’est le gros avantage de la situation actuelle, une touchante convergence historique. Les larmes me montent aux yeux face à une telle union sacrée venant fêter à sa façon le centenaire de la grande guerre. Y a-t-il une institution, une organisation aujourd’hui qui soit opposée au pouvoir d’achat ? Si je ne compte pas les derniers moines et bonnes sœurs prudemment retirés du monde (peuvent-ils me laisser une place au chaud au cas où ça dégénérerait ?), à ma connaissance aucune. Sauf La Décroissance bien entendu !


Ces dernières années, le « pouvoir d’achat » des catégories populaires[2] en France a baissé. Essentiellement à cause de la hausse des prix des logements et de l’énergie. Pourquoi ? Nous le savons bien. La société marchande et industrielle concentre inévitablement les populations dans les zones productives du territoire (Île-de-France et grandes métropoles). D’où, ici, les déserts ruraux sacrifiés car non productifs (d’un point de vue capitaliste) et, là, la folle pression et spéculation immobilières dans les territoires rentables surpeuplés. D’où l’éloignement constant des lieux de vie et d’emploi et l’usage quasi obligatoire et permanent de la bagnole et donc la hausse continue de la demande de pétrole, une ressource limitée.

Qu’est-ce que le « pouvoir d’achat » ? C’est le pouvoir d’acheter le plus possible de marchandises avec le plus possible d’argent en poche. Celui-ci a cru formidablement et pour tout le monde. Si ce n’était pas le cas il n’y aurait pas un « continent de plastique » flottant sur l’océan et une crise écologique globale. C’est pourquoi l’idée d’associer capitalisme et hausse de la pauvreté est une absurdité. Lorsqu’il est en forme, le capitalisme ne fait aucun problème à distribuer du pouvoir d’achat aux travailleurs en contrepartie d’une hausse de la productivité du travail. L’industriel fasciste Henry Ford[1] l’a fait pour vendre ses bagnoles ; les communistes chinois le font pour vendre leurs smartphones, etc. Sans hausse du pouvoir d’achat, pas de croissance économique ; sans croissance économique, pas de capitalisme.

L’extension du pouvoir d’achat c’est donc la conséquence de l’extension continue des marchés. Plus les marchés pèsent dans nos vies, plus il faut d’argent pour vivre. Avec peu d’argent en poche, il devient très difficile de tenir sa place sociale dans la société marchande. Ce que mesure le « pouvoir d’achat » c’est notre soumission à la société marchande et industrielle,l’obligation d’avoir toujours plus d’argent et d’acheter toujours plus de marchandises. La hausse du pouvoir d’achat c’est la hausse continue, inhumaine, du revenu monétaire indispensable à la vie. Le « pouvoir d’achat contraint » disent les besogneux économistes. La « survie augmentée » disait un critique radical qui avait un tout autre style. Alors même que nous étouffons sous les richesses, nous nous sentons en effet en situation de survie économique.

Une panne de bagnole et c’est peut-être la perte de son emploi, de son salaire. Aujourd’hui, la contrainte automobile pèse 20 % du budget des salaires modestes ; le numérique 6 % ! En d’autres temps mon grand-père ouvrier ébéniste – le plus joyeux des hommes – a bien vécu sans jamais posséder ni automobile ni téléphone portable connecté à un réseau internet par ailleurs inexistant sans qu’aucune foule éplorée, avec ou sans gilet, n’en bloque de colère des ronds-points alors aussi rares qu’une idée originale dans la tête d’un dirigeant de la CGT actuelle. Satisfaire la contrainte du pouvoir d’achat c’est franchir une barre toujours plus haute et finalement hors d’atteinte. C’est pourquoi aujourd’hui, poser comme revendication prioritaire la hausse du pouvoir d’achat est irresponsable puisque c’est défendre la contrainte sociale qui nous broie. C’est se moquer que le niveau de l’eau monte dans la piscine alors que nombre de baigneurs nagent mal ou pas du tout et croire pouvoir régler le problème en les dotant de bouées plus ou moins percées (hausse des salaires, « chèque énergie », etc.).

Vive la gratuité ?

Pour en sortir, des comiques troupiers se mettent à défendre la gratuité. Le raisonnement est imparable : plus d’argent, plus d’achat, plus de problème de pouvoir d’achat ! Plus de prix de l’essence, plus de hausse du prix de l’essence ! Or la gratuité est déjà massive dans notre économie – les services publics. On peut certes les renforcer et les étendre mais il est totalement impensable d’envisager une gratuité massive, une utopie sans aucun enracinement dans le réel (notre société est monétarisée depuis des siècles). Et sans argent il faudrait régler le partage de l’accès aux ressources avec des tickets de rationnement. Ce ne serait plus la lutte pour le pouvoir d’achat mais la lutte pour le pouvoir d’accès !

Liberté !

Dans la chaleur de l’incendie, il faut aller à l’essentiel. Comprendre que le pouvoir d’achat est aujourd’hui une contrainte sociale inhumaine et antiécologique. Et organiser sa décroissance. Une baisse généralisée du pouvoir d’achat doit se comprendre comme une diminution des dépenses monétaires socialement obligatoires qui nous anéantissent matériellement et spirituellement. Puisque ce qui croît encore plus vite que les marchés, c’est la tristesse et le ressentiment. Et nous savons bien ce qui en résultera lorsqu’un habile pouvoir démagogique désignera quelques « boucs émissaire » à une colère populaire sans borne et sans autre horizon – terrible paradoxe – que le renforcement du poids de l’argent dans nos vies.

Pour éviter cela, il nous faut devenir collectivement maîtres de l’économie en nous dotant d’institutions pour la démocratie et la décroissance économique[3]. Maîtres de notre travail, nous pourrons organiser une chute relative de la production. Alors, pour les bas salaires, à niveau inchangé (ce qui impliquera une chute des hauts revenus – dont les revenus de la propriété, à éradiquer) il sera possible de se procurer les marchandises socialement nécessaires (en décroissance) en étant libérés de la contrainte à courir sans répit après leur croissance permanente. Cette perspective révolutionnaire n’a jamais été autant d’actualité. Elle est la seule qui ne montre aucun mépris pour tous ceux et toutes celles qui suffoquent plus que d’autres dans la nasse de la société marchande. Nous valons mieux que le pouvoir d’achat, l’expression de notre misère morale de travailleur-consommateur. Retrouvons le sens des responsabilités, débarrassons-nous des démagogues rouges ou bruns et donnons-nous les moyens de créer un monde plus beau que celui rempli des saloperies pour l’achat desquelles nous nous tuons dans l’emploi. Premier exercice pratique : pour un beau noël, mettons les marchandises à la poubelle !

Denis Baba

Brèves

« Nous avons à nous interroger sur le modèle qui a été encouragé, qui a poussé une partie des classes moyennes à aller habiter en périphérie parce que les centres-villes étaient trop chers, analyse Cathy Lucas, maire (PS) de Lanmeur (Finistère). Cette population qui habite en campagne mais travaille en ville a besoin d’un véhicule pour aller travailler, parce que les moyens de transport alternatifs n’existent pas. » (Le Monde, 21 novembre 2018) Cinquante ans après Bernard Charbonneau (et son livre L’Hommauto, 1969), il est en effet plus que temps que les dirigeants de ce parti moribond « s’interrogent » sur le désastre qu’ils ont activement produit. Et le mieux pour « s’interroger », c’est encore de se taire. Définitivement.


[1]    Lire Michael Löwy, « Henry Ford, inspirateur d’Adolf Hitler », Le Monde diplomatique, avril 2007.

[2]    Que nos élites et élus dénomment maintenant « classes moyennes » ou « basses [sic] classes moyennes » pour causer d’ouvriers « qui gagnent le SMIC » et « n’ont plus d’argent le 20 du mois » (Le Monde, 21 novembre 2018). ! Au train où va la société marchande, les personnes au RSA feront bientôt partie des « très très petites classes moyennes » ! Mais chassez le populaire, il revient au galop…

[3]    Dominique Lachosme, Pour une démocratie économique, Atelier de création libertaire, 2016 ; Denis Bayon et Bernard Friot, « Le financement de la Sécurité sociale dépend-il de la poursuite de la croissance économique ? » dans La Sécurité sociale, une institution pour l’écologie ?, Atelier de création libertaire, 2018.