Fin du monde fin de mois , même combat ?

Vincent Lucchese 24 28

Des gilets jaunes manifestent à Paris avec une pancarte « Abolition misère »

MERCI à :Usbek & Rica


Dans le monde, les 8 personnes les plus fortunées sont aussi riches que les 3,5 milliards les plus pauvres et 100 entreprises sont responsables de plus de 70 % des émissions de gaz à effet de serre. On pressent donc facilement que misère et réchauffent climatique puissent avoir un ennemi commun. Mais cette intuition est-elle valable en France ? En pleine crise des « gilets jaunes », les appels écolo se sont multipliés cette semaine pour une convergence des marches et des revendications. Nous avons creusé leur argumentaire et, en définitive, la lutte contre les inégalités semble tout aussi pertinente – et urgente – pour lutter contre la fin du monde que contre la misère des fins de mois.

La convergence des luttes est une gageure sur laquelle Nuit Debout s’est cassé les dents il y a deux ans. Les défenseurs de la planète (et surtout de son habitabilité) s’y essayent à nouveau aujourd’hui en appelant les « gilets jaunes » à marcher avec eux pour le climat samedi 8 décembre. Cyril Dion, militant écolo et réalisateur du film Demain, a signé une tribune en ce sens dans Libération le 3 décembre.

Rappelant d’abord que « si nous perdons cette bataille [pour le climat], il n’y aura plus de pouvoir d’achat à défendre ou de démocratie à protéger. Il n’y aura que des guerres, des pénuries et une planète invivable », il souligne ensuite que l’union des luttes doit se faire naturellement, contre un ennemi commun : « le système capitaliste dérégulé ».

« Gilets jaunes, verts, rouges, roses, convergeons ! »

Constat partagé par le président des Amis de la Terre, Florent Compain. La crise sociale et la crise climatique « sont les deux faces d’une même pièce, dit-il, celle d’un système guidé par la recherche du profit, qui concentre les richesses au sommet et détruit les écosystèmes ». « Rassemblons-nous dans la rue ! » exhortent ainsi dans un communiqué commun Alternatiba, Les amis de la Terre et ANV-COP21.

Une marche pour le climat à Genève en 2014.
Une marche pour le climat à Genève en 2014. (cc Annette Dubois)

« Gilets jaunes, verts, rouges, roses, convergeons ! », titrait le 4 décembre une autre tribune collective, elle aussi publiée dans Libération, en désignant sans le nommer le même ennemi : « La violence est chaque mois, quand au 12, plus un centime, carte bancaire rejetée, et qu’enflent les découverts. La violence est aux urgences des hôpitaux publics sommés d’être rentables. La violence est dans les impayés de loyer, de gaz, d’électricité, qui s’amoncellent, et les lettres de recouvrement chaque jour. »

Ressentiment partagé

Qu’en pensent les premiers concernés ? Il est entendu que le mouvement des gilets jaunes est de nature inédite, hétérogène et que, comme le souligne le sociologue Laurent Mucchielli sur le site The Conversation, aucune enquête sérieuse n’ayant eu le temps de se pencher sur la question, aucune conclusion définitive ne peut être tirée quant à la composition sociale ou aux revendications du mouvement, décentralisé et dépourvu de représentants.

Dans les grandes lignes, cependant, la notion d’inégalité ressort avec constance des prises de parole des manifestants, qui réclament entre autres plus de « justice fiscale », le « retour de l’ISF » et des mesures contre « le coût de la vie » pour ceux qui ne travaillent « plus pour vivre mais pour survivre ». Laurent Mucchielli observe lui-même que « la colère des gilets jaunes […] s’inscrit dans une évaluation à la fois économique (le recul ou la stagnation du pouvoir d’achat), sociale (le creusement des inégalités, les difficultés du logement, de l’accès à l’université, la disparition des services publics de proximité…), territoriale (le déclassement réel ou ressenti des habitants des périphéries, des périurbains et des ruraux) et politique ».

« Voir que certains passent à coté de l’effort est ressenti comme insupportable »

Une large majorité de Français soutiennent quant à eux les revendications des « gilets jaunes » d’après les sondages, qui s’enchaînent depuis le début du mouvement. La précision et l’interprétation de tels sondages réalisés à chaud sont sujets à caution, mais un autre indicateur, peut-être plus pertinent, va dans le même sens. Il s’agit du « mood social », indice élaboré par les chercheurs Vincent Tiberj, James Stimson et Cyrielle Thiébault. L’indice mesure depuis quarante ans la « demande sociale » et de redistribution au sein d’une population.

Rassemblement de gilets jaunes à Avignon le 1er décembre 2018.
Rassemblement de gilets jaunes à Avignon le 1er décembre 2018. (cc Sébastien Huette)

Vincent Tiberj le mesure chaque année depuis 1978 pour la France. « En moins de deux ans, l’indice a progressé de 8 points […] un rythme qu’on n’avait plus constaté depuis le début des années 1980, à un moment où les politiques redistributives mises en place par la gauche étaient particulièrement marquantes. L’indice a même atteint en 2018 son plus haut niveau historique ! », écrit le professeur de science politique à Science Po Bordeaux dans un texte publié par Alternatives Economiques.

La demande sociale et le sentiment d’inégalité semblent donc largement partagés. « Les gens sont prêts à payer leurs impôts, je ne crois pas à la chute du consentement à l’impôt, nous dit Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités. Mais de voir que certains passent à coté de l’effort est ressenti comme insupportable. »

Inégalités extrêmes

De fait, ce ressentiment semble justifié par les chiffres. « Depuis les années 1990, les inégalités se remettent à augmenter », souligne Louis Maurin. « Pour les plus pauvres, le niveau de vie stagne, voire baisse par moment. Et le revenu médian ne progresse plus depuis 2008. C’est un arrêt brutal de la dynamique de progrès pour les classes moyennes. Et il faut ajouter à cette stagnation une augmentation des dépenses contraintes, notamment des loyers. »

Les plus pauvres ont vu plusieurs aspects de leur situation se dégrader sérieusement. Le niveau des dépenses contraintes (logement, assurances, télécommunications, etc.) est passé de 24 % à 48 % du budget des 10 % les plus pauvres entre 1979 et 2005, selon les dernières données disponibles du Crédoc. Entre 2006 et 2016, 600 000 personnes supplémentaires sont passées sous le seuil de pauvreté en France, portant le total à 5 millions d’individus, si l’on prend comme définition les gens vivant avec moins de 50 % du revenu médian. Et si l’on prend comme seuil de pauvreté 60 % du revenu médian, on atteint près de 9 millions de pauvres en France.

En 20 ans, la fortune des 500 français les plus riches a été multipliée par 7

Une situation d’autant plus désespérante qu’à l’autre bout du spectre, les plus riches se sont considérablement enrichis. Si l’on prend en compte l’ensemble de la population, les inégalités se sont plutôt stabilisées ces dernières années, d’après l’Insee. Grâce aux politiques de redistribution, les inégalités de niveau de vie sont même plutôt à la baisse, souligne Alternatives Economiques. Mais cette dynamique globale cache des inégalités abyssales aux deux extrêmes du spectre. Depuis 1980, les 1 % les plus riches concentrent une part de plus en plus importante du revenu national : celle-ci est passée de 7,3 % il y a 38 ans à près de 11 % en 2014, note encore le média économique.

C’est encore plus spectaculaire si l’on considère les 500 Français les plus riches : pendant que le salaire de ceux qui n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois stagnait, leur fortune a été multipliée par 7, d’après le classement 2017 du magazine Challenges. Ils gagnent ainsi 1 670 fois plus que les Français les plus pauvres « après impôt », précise l’économiste Jean Gadrey sur son blog d’Alternatives Economiques. On est bien loin de l’écart de salaire maximum de 1 à 40 préconisé en son temps par Henry Ford, figure du capitalisme, et que le banquier JP Morgan fixait même à 1 pour 20.

Macron enrichit les 1 %

Sur ces fondations, la politique fiscale menée par Emmanuel Macron a attisé les rancoeurs. La suppression de l’impôt sur la fortune – remplacé par un impôt sur la seule fortune immobilière – et surtout le plafonnement du prélèvement sur les revenus du capital, font bondir les revenus des 1 % des plus riches quand, dans le même temps, les quasi-gels des prestations sociales et des retraites font diminuer le budget des 20 % des plus pauvres de la population. Selon l’Institut des politiques publiques, qui tient compte du projet de budget 2019, les budgets 2018-2019 des 1 % les plus riches de la populations devraient augmenter de 6 % quand ceux des plus pauvres baisseront légèrement. Ces calculs ne prennent toutefois pas en compte les récentes annonces du Premier ministre sur la suspension des hausses des taxes sur le carburant et du tarif du gaz et de l’électricité, qui devraient atténuer cette baisse.

« Les plus riches paient des taux de prélèvement plus faibles que les autres »

« Le prélèvement forfaitaire unique sur le capital fait gagner 100 000 euros sur 400 000 euros de revenus. C’est une sortie de la progressivité, c’est colossal et profondément injuste », s’insurge Louis Maurin. « D’après une étude de la World Inequality Database, la courbe de prélèvements obligatoire est, du fait des politiques fiscales mises en œuvre par Emmanuel Macron, devenue régressive au sommet de la distribution. Ce qui veut dire, très concrètement, que les plus riches paient des taux de prélèvement plus faibles que les autres », insiste même l’économiste Julia Cagé dans une tribune dans Le Monde.

Une situation d’autant plus difficilement acceptable socialement que l’accroissement des inégalités n’aurait rien d’une phase présentée comme difficile mais inéluctable à passer sur le chemin de la prospérité. C’est en tout cas ce qu’avance l’économiste Kate Raworth dans son livre La théorie du donut (Plon, 2018). Allant contre le dogme classique voulant que « le développement doit être inégalitaire », elle souligne que le « miracle asiatique » prouve qu’il est possible de « combiner croissance économique rapide avec inégalités faibles et chute du taux de pauvreté ». Surtout, s’appuyant notamment sur les travaux de Thomas Piketty, elle rappelle que lorsqu’il n’est pas régulé, « le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires », qui par ses excès mettent en péril la stabilité économique et la démocratie elle-même.

Les inégalités détruisent la planète

L’économiste britannique note en outre que plus d’inégalités favorisent de plus fortes dégradations environnementales. D’une part parce que ces inégalités alimentent « la concurrence du statut » et une course vers toujours plus de consommation. C’est le mécanisme identifié par l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen sous le terme de « consommation ostentatoire ». La quête sans fin d’une plus grande reconnaissance sociale et au statut le plus prestigieux pousse à consommer et gâcher des biens d’une façon désastreuse pour notre environnement.

La voiture de luxe, symbole de la consommation ostentatoire.
La voiture de luxe, symbole de la consommation ostentatoire. (cc Thomas Recke)

Kate Raworth souligne d’autre part que « l’inégalité érode le capital social – fondé sur les connexions au sein de la communauté, sur la confiance et sur les normes – qui sous-tend l’action collective nécessaire pour exiger, obtenir et mettre en place une législation environnementale ». Exemples à l’appui, elle montre que les normes sociales entre groupes d’égaux ont été bien plus efficaces pour réduire la consommation ou protéger la biodiversité.

« La stratification économique entre riches et pauvres a toujours joué un rôle central dans le processus d’effondrement »

Ce lien entre lutte contre les inégalités et protection de l’environnement est étayé à l’extrême par une étude du Centre des vols spatiaux Godard de la Nasa de 2014. Étudiant les processus d’effondrement des civilisations au cours de l’histoire, cette étude aboutit, à l’issu de modélisations mathématiques, à la conclusion suivante : « La rareté des ressources provoquée par la pression exercée sur l’écologie et la stratification économique entre riches et pauvres ont toujours joué un rôle central dans le processus d’effondrement. Du moins au cours des cinq mille dernières années ». Lorsque les élites sont trop privilégiées et coupées du reste de la population, elles surconsomment les ressources jusqu’à provoquer l’effondrement, disent-ils. L’analyse rejoint celle des collapsologues, et notamment celle de l’anthropologue Jared Diamond, l’auteur d’Effondrement (Gallimard, 2006), qui a tant marqué Édouard Philippe.

Paradis fiscaux, enfer écologique

L’injustice fiscale dommageable socialement et écologiquement est aussi celle des entreprises. En France, la fraude fiscale représenterait jusqu’à 100 milliards d’euros par an, selon le syndicat Solidaires-Finances publiques, dont une part passe par la fraude « offshore » des entreprises. Les révélations des Panama Papers ou des Paradise Papers ont révélé l’ampleur de ces pratiques de fraude qui, pour la France, concernent notamment des entreprises comme Engie ou Total.

Les révélations des Panama Papers ont poussé la Société Générale à faire fermer une soixantaine de sociétés-écrans, selon Le Monde. La banque est aussi attaquée par les ONG écolo pour son soutien encore massif aux énergies fossiles. (© ANV-COP21)

Les géants du numérique, champions de l’évasion fiscale en Europe, accumulent le cash dans les paradis fiscaux : Google y conservait 61 milliards de dollars et Apple 246 milliards en 2016, selon Oxfam America. Facebook, qui réalise environ 700 millions d’euros de chiffre d’affaires en France, n’y paye à peine qu’un million d’euros d’impôts… « Cela ne suffirait même pas à faire tourner un hôpital public durant une journée », notent les Échos. Pendant ce temps-là, Facebook fait fructifier 16 milliards de dollars dans les paradis fiscaux.

Or, l’argent des paradis fiscaux contribue massivement à la destruction de l’environnement, d’après l’étude de chercheurs parue le 13 août 2018 dans Nature Ecology and Evolution. En moyenne, disent par exemple les chercheurs, 68 % des capitaux étrangers investis dans des secteurs associés à la déforestation de la forêt amazonienne entre 2000 et 2011 ont été transférés via des paradis fiscaux.

« ISF vert » contre la fin du monde

Cette avalanche de données semble donc donner raison aux pourfendeurs des inégalités : lutter contre ces excès aurait l’avantage de faire d’une pierre deux coups. Réduire la misère et « en même temps » éviter les catastrophes écologiques planétaires qui nous guettent. De nombreuses pistes sont proposées pour y parvenir. Le philosophe Dominique Bourg et le mouvement Place publique proposent ainsi d’instaurer un « ISF vert », permettant symboliquement de réconcilier politique écologique et solidaire. Cyril Dion insiste, avec d’autres, sur la nécessité de taxer les transactions financières « pour redistribuer ces milliards qui ne servent qu’à spéculer à coups de trading à haute fréquence, opérés par des milliers de robots qui achètent, vendent, achètent, vendent, nanoseconde après nanoseconde. Obtenons que cet argent soit investi dans la transition écologique et solidaire ».

« Vous vous êtes dressé pour l’essence, contre les taxes, créons ensemble une société où la survie de tous est plus importante que les profits de quelques-uns »

La lutte contre les paradis fiscaux fait aussi partie des combats prioritaires pour les ONG, ainsi que la fin des subventions aux énergies fossiles, qui représentent encore 7,8 milliards d’euros en France en 2017 selon le Réseau Action Climat. « L’essentiel des sites industriels et des entreprises les plus émettrices de gaz à effet de serre en France sont exonérés de la taxe carbone payée par les ménages », dénonce pour sa part l’association Attac, soit en raison de niches fiscales, soit parce qu’elles sont soumises au marché carbone européen, bien moins contraignant.

Autant de pistes qui permettraient de soulager le budget des plus démunis et de sortir par le haut de la crise des « gilets jaunes ». « Les révolutionnaires de 1789 se sont enflammés pour le prix du pain, pour que cesse la famine, pour que les inégalités diminuent. Mais ils ne se sont pas arrêtés là. Ils ont créé les droits de l’homme et du citoyen. Vous vous êtes dressé pour l’essence, contre les taxes, créons ensemble une société où la survie de tous est plus importante que les profits de quelques-uns », conclut Cyril Dion. Tout emprunt d’emphase qu’il soit, le propos a au moins le mérite de proposer une voie politique à une colère dangereusement en roue libre. Et puisque l’enjeu de l’époque est réellement celui de la fin du monde, l’emphase ne paraît guère exagérée.

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