La vie au minimum ?
En quémandant à l’État de quoi vivre, loin d’être révolutionnaires, les propositions de revenus minimums d’existence s’inscrivent pleinement dans la logique libérale dominante.
Jour après jour, nous sommes dépassés par la crise de la marchandise, à laquelle nous ne comprenons goutte. Et ce ne sont pas les analyses altermondialistement de gauche qui viendront à notre secours. Songez qu’on y côtoie des « marxistes » qui n’ont toujours pas compris que nous vivons une crise des profits, qui croient que les résultats mirobolants du CAC 40 sont autre chose que de la monnaie spéculative ; pensez qu’on y croise des députés européens qui pensent qu’une simple crise financière peut être à l’origine de la débâcle actuelle ! Rappelons qu’il y a 150 ans, le camarade Marx – qui n’avait pas que des défauts – expliquait pourquoi la spéculation financière n’était que la conséquence d’une crise des profits industriels… Que d’âneries ne nous a-t-on pas racontées depuis sur la « domination de la finance ». Aussi dans les vents violents de la tempête, et faute de pouvoir agir véritablement, les demandes de protection viennent de toute part. Voyez l’affaire du « revenu minimum d’existence », par exemple.
Mineurs sociaux
Par la mise en place d’un revenu minimum, l’État accorderait à tous ses citoyens le « droit au revenu ». Nous ne serions donc plus des êtres majeurs mais devrions nous placer sous l’aile bienveillante de l’État, notre Père, qui n’est pas aux cieux mais bien sur terre. Ô Bureaucratie protectrice, toi qui est Tout, et nous Rien, donne-nous notre revenu quotidien ! C’est donc avec un sens de l’humour bien à propos que certains parlent maintenant d’une « dotation inconditionnelle d’autonomie » qui, en fait d’autonomie, nous rendrait encore plus dépendants de l’État que nous le sommes déjà.
Toute les versions proposées (et elles sont innombrables) du revenu garanti sont l’expression même de la logique libérale : la fable du « contrat social » selon laquelle les individus abandonnent une large part de leur souveraineté en contrepartie de la protection étatique. Le terme « revenu » n’est d’ailleurs jamais vraiment interrogé et pour cause : en économie un revenu est une somme d’argent tirée d’un patrimoine qu’on valorise sur un marché (un titre financier, un logement de rapport, le « capital humain »). Le revenu minimum est donc « tiré » d’un capital social, géré par l’État via l’impôt. Ce même impôt que le libéral de gauche Hollande veut augmenter en contrepartie d’une baisse des salaires, autrement dit des cotisations sociales. Et tout le monde applaudit puisque cette nouvelle offensive anti sécu est habilement maquillée par l’annonce d’une nouvelle tranche d’impôt sur les revenus des très riches qui rapporterait trois fifrelins, si elle était jamais appliquée (elle est inconstitutionnelle). Bravissimo ! Oh que je soupçonne nos maîtres d’être secrètement lassés de notre empressement à nous faire tondre !
Minimum de droite, minimum de gauche
Les versions de droite du revenu minimum sont dures et sévères. Son montant sera inférieur au « seuil de pauvreté » (c’est déjà le cas du misérable Rsa) puisque nous sommes ici bas pour souffrir : il nous faudra cumuler revenu minimum, emploi dégradé et bas salaire. Les versions de gauche sont plus jouissives, le montant monétaire sera plus élevé. Il viendra peut-être rendre plus « festif » un monde dans lequel l’État écologique aura mis en place le rationnement des ressources. Au moins tous ceux qui veulent fuir l’épuisante réalité pourraient-ils bientôt légalement se payer du cannabis (légalisé) avec leur revenu minimum, la fin de la prohibition faisant chuter les prix…
Fin de l’histoire ?
Lorsqu’il existait des mouvements révolutionnaires, ceux-ci ne se seraient jamais abaissés à quémander auprès de l’État de « quoi vivre ». Car les individus étaient alors bien décidés à prendre eux-mêmes leurs affaires en main. Les revendications favorables au revenu minimum ne peuvent se propager que sur l’ignorance totale de l’histoire sociale passée, dont il est fait « table rase » avec une bonne conscience réellement désarmante. Qui sait encore que la sécurité sociale est née de l’économie sociale inventée par les ouvriers révolutionnaires du XIXe siècle qui abolissaient les patrons# (1)? Qu’à l’origine de celle-ci on trouve l’idée d’une gestion décentralisée des caisses par les travailleurs ? Que les cotisations sociales qui viennent alimenter ces caisses sont du salaire, qu’elles ont été entièrement arrachées aux employeurs ? Que l’étatisation de la sécu, c’est le projet de sa destruction ? Des décennies d’attaques ne nous ont-elles pas ouvert les yeux sur la dépossession dont nous avons été les victimes au profit de l’État (et du MEDEF, c’est-à-dire les mêmes) ? Apparemment non, malgré, officiellement, 8 millions de pauvres en France.
Prendre en main nos vies
La décroissance si elle souhaitait s’inscrire dans le meilleur des combats passés irait dans deux directions :
– la reprise en main directe (c’est-à-dire sans argent) au niveau local (communal, intercommunal…) par les êtres humains associés, des affaires communes chaque fois que cela est possible : alimentation, énergie, construction, fête…
– la reprise en main du potentiel révolutionnaire de la sécurité sociale : le retour à une gestion collective d’un argent non capitaliste pour favoriser l’accès de tous aux biens et services qui ne pourraient être produits sans argent. Si dans le contexte actuel l’urgence est de garantir un salaire décent hors emploi (« sécurité sociale chômage »), il est surtout indispensable de maîtriser les richesses que nous créons. Et cela passe par une intervention collective en vue de décider que produire, et comment. Car jamais le contrôle, et la destruction, de certaines techniques n’a été d’une actualité aussi brûlante et radioactive. Le programme de base ne devrait être rien d’autre que l’arrêt immédiat et définitif de toutes les centrales nucléaires du pays – et nous pourrions enfin un peu respirer ; puis lutter en nous associant à l’échelle internationale pour que ferment les centrales du monde entier.
Vaste chantier bien loin des bluettes de la « décroissance heureuse » et autre « sobriété conviviale », youkaïdi-youkaïda! On comprend donc bien volontiers l’attrait pour la thèse facile des revenus étatiques. Si elle devait l’emporter au sein d’un hypothétique « mouvement social », celui-ci se rangerait définitivement sous l’aile d’extrême gauche du libéralisme avec tous ses intellectuels (Van Parijs, Moulier-Boutang, Lipietz, etc.) qui n’abordent jamais la question du contrôle des outils de production. Seraient ainsi abandonnées les perspectives véritablement émancipatrices de la reprise du potentiel révolutionnaire de la sécurité sociale dans le contexte, inconnu à ses origines, d’une crise écologique généralisée.
Denis Baba
Comité d’accompagnement scientifique de la Cen
Chroniqueur de la Décroissance
Auteur de « La Décroissance en 10 questions »
Invité de la Cen à Valence formations économie 2011-12