Vive la Sécu !

Vive la Sécu ! (1)

 

Une récente chronique de votre serviteur se terminait par l’appel à créer, ou renforcer,
des monnaies « anticapitalisme », ce qui a laissé plus d’un lecteur perplexe. Quézako ?

le dernier trou de la secu
Respirons, plongeons, nous allons encore nous faire des amis. Il n’y a pas que de l’argent capitaliste qui circule dans notre économie et il s’en faut de beaucoup. Certes, celui-ci est déterminant et menace de tous nous faire crever. Mais il existe des monnaies qui ne sont pas gagées sur la valeur des marchandises : les monnaies créées pour financer la sécurité sociale et les services publics. Nous évoquons ici la première.

La monnaie du capitalisme : valoriser un patrimoine

Dans le modèle pur de la société marchande, les individus gagnent de l’argent en contrepartie de la transformation en argent des services de leur patrimoine. J’ai du fric que je prête, je touche des intérêts ; j’ai des actions, j’engrange des dividendes, j’ai des immeubles, j’empoche des loyers ; j’ai des terres, aboule la rente ! Les montants monétaires de ces revenus dépendent des prix de marché.

Et si je n’ai rien de tout ça ? J’ai encore quelque chose : mon corps. Je loue ma force de travail, manuelle, intellectuelle, sur le « marché du travail ». Mes revenus dépendent eux aussi de la rentabilité de mon travail : ma « productivité ». Et si personne ne veut de mon travail ? Je peux liquider mon « Capital humain » (concept inventé par la « science économique », discipline barbare qui n’est plus enseignée, selon nos informations, que dans quelques universités de provinces reculées) comme d’autres vendent des actions. Par exemple je peux vendre un rein, si le marché est bien orienté – il existe une demande pour cela et on vit, paraît-il, très bien avec un seul rein. Et si je n’ai plus rien à vendre ? Je fais la charité, je demande asile à ma famille. Ou je meurs.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce modèle a été appliqué à des sociétés humaines. Il a conduit en quelques années à une telle désagrégation sociale qu’il a obligé les Etats, acteurs majeurs de son instauration, à revoir quelque peu leur copie. Par exemple en promulguant des lois limitant le travail des enfants, etc. De nos jours, chez nos libéraux modernes on est par exemple favorable à un joli revenu minimum très inférieur au seuil officiel de pauvreté. En France on appelle ça un R.M.I., ses fondateurs, libéraux de gauche sont très fiers de ce revenu de misère…

La monnaie de la sécurité sociale, une monnaie anti capitalisme

En France aujourd’hui les cotisations sociales représentent un peu moins de 20% du Produit Intérieur Brut. Qu’est-ce à dire ? Les cotisations sont du salaire indirect, donc en totalité payé par les employeurs, qui constitue la base de la mutualisation des ressources. Une très haute expression de la solidarité. Mais surtout, le salaire indirect garantit des revenus décents indépendamment d’une quelconque rentabilité marchande. Les retraités, les chômeurs (ceux qui sont indemnisés), les femmes enceintes, etc. touchent de l’argent hors de toute rentabilité d’un quelconque capital, « humain » ou pas. Une part très importante, mais minoritaire, de la monnaie en circulation est donc une monnaie opposée aux règles du capitalisme. Son fonctionnement reste, on le sait, imparfait puisque l’accès à la monnaie de sécurité sociale demeure dépendant d’une carrière professionnelle (les annuités de travail pour toucher sa retraite) ou précaire car la moitié des chômeurs ne touche pas de salaire indirect et pour les autres le versement est limité dans le temps. C’est bien pour cela qu’il importe de renforcer la monnaie de sécurité sociale en instaurant un droit au salaire minimum avec ou sans emploi.

Au lieu de créer des centaines de milliards d’euros pour les banques, il faut créer de la monnaie pour financer les caisses de sécurité sociale qui ira immédiatement dans les poches des pauvres, à commencer par les chômeurs et les retraités en situation de misère totale, notamment dans le monde paysan. Une telle mesure, couplée avec une reconnaissance de « l’état de nécessité », notamment en matière de logement (voir dernière chronique) constituerait un socle de ressources qui limiterait la terrible glissade sociale en cours.

Objections diverses

L’objection la plus courante – on ne peut quand même pas payer les gens à « ne rien faire » – est largement contredite par le fonctionnement concret et parfaitement performant de plus de cinquante années de Sécu. Il est surtout assez piquant d’entendre un tel argument dans la bouche des dirigeants du MEDEF, des politiciens et des hauts fonctionnaires qui ont soutenu une progression ahurissante des revenus du patrimoine ces vingt dernières années. Les intérêts et les dividendes pèsent un peu moins de 15% du PIB avant la crise, à la louche. C’est-à-dire précisément des revenus qui tombent sans que leurs heureux bénéficiaires ne lèvent le petit doigt. L’évolution macro économique de ces vingt dernières années montre au contraire que des milliers de (gros) propriétaires ont été payés à ne rien faire ! Pour notre plus grand malheur.

Une autre objection vient de certains milieux anarchistes et écolos qui continuent vaillamment la lutte pour « l’abrogation du salariat », sans bien mesurer que l’histoire sociale s’est quelque peu complexifiée depuis le XIXeme siècle. La meilleure façon de lutter contre le travail contraint et dégradé est précisément de garantir une très forte solidarité sociale qui passe aujourd’hui massivement, c’est un fait, par le salaire indirect.

Objection encore… Hélas, la place manque à votre chroniqueur dont les longueurs sont sauvagement censurées par l’impitoyable Rédaction du journal. Donc, la suite au prochain numéro, si Wall Street nous prête vie.

Vive la Sécu !(2)

 

Lors de la dernière chronique économico-décroissante, il était rappelé que le salaire indirect, les cotisations versées par les patrons, représentaient le plus haut degré de mutualisation des ressources dans notre pays. Que la monnaie créée pour financer les caisses de sécurité sociale ne valorisait aucun patrimoine et de ce fait échappait à l’obligation d’accumulation, bref constituait une monnaie opposée au capitalisme.

Sécu et trente glorieuses

Ces caractéristiques auraient du faire réfléchir plus avant les mouvements favorables à l’écologie sociale : ne serait-il pas possible de s’appuyer sur cette réalité pour favoriser l’avènement d’une société écologique ?

Divers obstacles ont empêché un tel cheminement. Il est vrai que la sécurité sociale s’est pleinement développée en même temps que l’industrialisation et la modernisation du pays. Elle a donc été en quelque sorte embarquée dans les soutes des « trente glorieuses ». De nombreux économistes de gauche ont d’ailleurs tout fait pour ratatiner le potentiel révolutionnaire de la Sécu, la transformant en « béquille » de la société de consommation. Les théoriciens de feu l’école dite de la « régulation », dont un certain Lipietz bien connu de nos lecteurs et aujourd’hui logiquement supporter de M.Cohn Bendit, ont ainsi considéré grosso modo que la Sécu ne servait à rien d’autre que distribuer du pouvoir d’achat aux masses pour acheter des marchandises. Erreur totale. La Sécu vient de bien plus loin : du mouvement ouvrier révolutionnaire du milieu du XIXe siècle, construisant ses propres institutions, ses coopératives, ses mutuelles versant des revenus aux travailleurs âgés ou malades dès les années 1840 (comme la « Société des Travailleurs-Unis » de la bonne ville de Lyon). Un temps où « l’économie sociale » constituait une offensive en règle contre le droit de propriété, préparait la société future où l’organisation et les finalités travail seraient mises en débat collectivement.

L’Etat contre la Sécu

Fait incroyable, la Sécu est aujourd’hui entièrement confondue avec les institutions d’Etat, alors qu’elle est à l’origine opposée aux logiques bureaucratiques ! Après 1945, les caisses sont gérées majoritairement par des salariés élus sur listes syndicales. Il faudra 40 ans d’offensive étatique, droite et gauche confondues, pour progressivement abattre cette forme de démocratie sociale, bref l’étatiser. Et ce n’est pas fini : M. Hollande déclarait ainsi tranquillement vouloir continuer la « fiscalisation » de la solidarité lorsque son mouvement reviendra au pouvoir. C’est-à-dire baisser les salaires (salaires indirects) et augmenter les impôts (majoritairement payés par les salariés). Le Revenu Minimum d’Insertion, demain le Revenu de Solidarité Active, et tous les autres revenu minima que l’on voudra, sont la pointe avancée de l’étatisation de la solidarité. Ils marquent bel et bien la progression de l’Etat providence, qui alloue généreusement un revenu à ses pauvres, en contrepartie de la marche toujours plus glorieuse de la modernisation économique du monde. Ils sont terriblement inégalitaires. D’une part, ils sont généralement misérables, inférieurs au seuil de pauvreté. D’autre part, ils sont financés par les « moyens pauvres » du fait de leur fiscalisation (impôts) alors que les patrons n’ont aucun moyen d’échapper à l’obligation de payer des cotisations sur les salaires (sauf à ne pas déclarer les salariés). Toute baisse des cotisations renforce la société inégalitaire. La Sécu est donc logiquement la véritable cible du MEDEF, pendant qu’on nous amuse avec des broutilles du type Impôt sur la Fortune ou paradis fiscaux…

On reste sans voix, dans ces conditions, et connaissant un peu ce que fut l’histoire révolutionnaire de ce pays, de constater que les thèses favorables au « Revenu Minimum d’Existence » rencontrent un certain écho dans les milieux écologistes. Car ce dernier est parfaitement compatible avec la logique de croissance et d’accumulation alors qu’on ne connaît aucun économiste favorable au capitalisme qui n’hurle à la mort quand on prononce le mot « cotisations sociales » !

Si on prenait à nouveau au sérieux le potentiel révolutionnaire de la monnaie de sécurité sociale, on comprendrait que celle-ci, via une démocratie sociale à réinventer, pourrait créer les conditions d’une économie de désaccumulation, bref de décroissance.
Ce qu’on s’efforcera de montrer au prochain numéro, si Wall Street nous prête vie.

Vive la Sécu ! (3)

Dans les deux derniers numéros votre dévoué chroniqueur tentait de rappeler le caractère proprement révolutionnaire de la sécurité sociale et du salaire socialisé lesquels permettent encore à des millions d’entre-nous de ne pas connaître la misère dans la terrible dégringolade économique en cours. Il était également fait mention de l’offensive en règle, imparfaitement victorieuse, menée par l’Etat depuis 40 ans pour détruire la sécu à coup d’étatisation, de fiscalisation et de cris d’alarme quant à ses « déficits ». « Le système est à bout de souffle » pour reprendre les mots d’un impayable dirigeant de la CFDT, laquelle fait en effet tout son possible pour l’abattre.
Comme les choses sont amusantes, voyez-vous : c’est la sécu qui serait « en ruine » pour quelques malheureux petits milliards d’euros et c’est pourtant nos chères banques qui, en situation de mort clinique, reçoivent – en quelques semaines, en France – des centaines de milliards d’euros. Sans parler des déficits étatiques abyssaux.

Démocratie sociale contre croissance économique

Pourquoi l’Etat veut-il abattre la sécu .Parce que fondamentalement son origine c’est la démocratie sociale. Laquelle s’exprime, évidemment, hors cadre étatique grâce au contrôle par les salariés, via leurs organisations syndicales, de la gestion des caisses de sécu. Il s’agit alors d’une monnaie démocratique, laquelle fait exister d’autres règles de compte que la valeur marchande. Par exemple, lorsqu’on reconnaît qu’une personne âgée a droit à la retraite, on reconnaît de facto la richesse, au sens large, que celle-ci apporte aux autres. Autrement dit se trouve délégitimé le carcan de la valeur marchande capitaliste : tu auras des revenus que si tu as un travail productif (de valeur) ou un patrimoine (lucratif).

Pourquoi est-ce fondamental pour la décroissance ? Parce que toute réduction de la valeur marchande déstabilise la monnaie capitaliste. La situation actuelle le montre jusqu’à la caricature. Pourquoi est-ce si grave que notre économie perde, en 2009, 3% de valeur (prévision INSEE) ? Sachant que notre société souffre d’un trop plein généralisé, une décroissance équitable du gâteau ne serait-elle pas salutaire se demandent quelques ingénus ? Réponse non : une récession généralisée et durable, bref une dépression, conduit à une déstabilisation profonde de l’instrument de compte capitaliste, via des faillites, des dépréciations de valeur en chaîne. Comme le montrent les marchés de l’immobilier ou des bagnoles. Aucune société écologique ne peut être atteinte dans ce contexte qui ne promet que le chaos.

Tout, tout doit continuer…

Face à cette situation, l’offensive idéologique en cours consiste à tenter de faire croire que la monnaie marchande permet d’intégrer les coûts économiques de la crise écologique, grâce aux instruments de compte à l’origine même du désastre. Que croyez-vous qu’il arriva ? Que tout le monde se gausse ? Pas du tout ! Le besogneux exercice d’analyse coût-bénéfice du « rapport Stern » fait grand bruit et hurler de joie les écologistes en vue parce qu’il « démontre » que le changement climatique n’est pas rentable ! (Que se passerait-il si les équations avaient décidé du contraire…) Les toujours délicieuses ONG écolos chantent ses louanges. Peuvent-elles s’interroger sur le sens profond d’un exercice qui considère comme équivalents la destruction de la nature, la mort de millions d’êtres humains et des retours d’argent sur capital investi ? Peuvent-elles comprendre que c’est précisément cette tournure d’esprit et le cadre institutionnel qui la rend possible qui ont conduit au désastre en cours ?

Quelle contre offensive sociale ?

Face à cela que pourrait être une contre offensive s’appuyant sur la monnaie de sécurité sociale, si on la prenait au sérieux ? La sécu réduit les revenus de la propriété, c’est-à-dire conteste la capacité des propriétaires d’entreprise à décider en matière d’investissement. Elle reconstitue un cadre de délibération qui ne peut exister dans une économie entièrement soumise à une monnaie fétiche que personne ne contrôle. Elle crée un espace de démocratie monétaire qui pourrait à la fois garantir l’inconditionnalité de l’accès à la monnaie, le contrôle de l’investissement (et donc la possibilité de soumettre démocratiquement le travail à des critères écologiques). Et même assurer une réduction de la monnaie créée, contrepartie d’une réduction des besoins d’argent pour soulager Dame Nature.
Bien sûr le chroniqueur se prête ainsi volontiers à la rêverie, ce qui n’est pas interdit. Et reconnaît que les problèmes soulevés sont considérables, ce qui ne surprendra personne.
Mais le plus inouï c’est que des pans entiers de ce programme sont en germe dans le programme originel de la sécurité sociale et fonctionnent, partiellement, à grande échelle ici et maintenant : garanti du salaire hors emploi, élections de gestionnaires de caisses de sécu issus du peuple, cadre délibératif pour financer des activités hors de toute considération de rentabilité et de croissance…
Notre monde délirant contient tous les mondes possibles. Dédaigner les dernières promesses de malheur des économistes aliénés à la marchandise n’a jamais été d’une aussi haute nécessité.

Brève

225 milliards, et moi, et moi, et moi…
L’association internationale de la sécurité sociale chiffre, pour 2008, à 225 milliards de dollars les pertes des fonds de pension d’une quarantaine de pays du fait de la crise en cours. Voilà qui montre l’efficacité des marchés pour financer la solidarité (les retraites). Que faire ? Surtout ne pas se priver de l’apport des marchés financiers déclare sur une radio publique un brillant économiste de « l’école de la régulation », de gauche, ex-marxiste. On applaudit bien fort.

Image : le blog de Hub (merci !)